Au cours de précédents billets, j’ai montré que le droit international de l’asile actuellement en vigueur procédait, au moins en ce qui concerne la France, d’un malentendu extrême sur la portée future des obligations ratifiées en 1970. J’ai rendu compte également du travail réalisé par un historien canadien permettant de mieux comprendre les objectifs des acteurs intergouvernementaux à l’époque. Ces derniers, soucieux de créer un cadre universel pour le droit d’asile, se sont efforcés d’expédier les débats autour du nouveau protocole aux Nations-Unies.
L’interrogation résiduelle, et stratégique, demeure celle portant sur le caractère fortuit ou provoqué de l’erreur d’analyse et de prospective commise en réunion interministérielle, au moment des débats bureaucratiques portant sur l’adhésion de la France au protocole de Bellagio.
Des premières recherches dans les archives diplomatiques m’ont permis d’écarter l’hypothèse selon laquelle le ministère des Affaires étrangères aurait disposé d’informations inédites sur l’avenir du droit d’asile. En revanche, j’ai constaté que le Quai d’Orsay avait développé un argumentaire original (et ultérieurement démenti) pour défendre l’option de la ratification, censée profiter à la respectabilité ou à l’image internationale de la France.
La poursuite des recherches doit permettre de décrire le contexte des années 1960 pour le Haut-Commissariat aux Réfugiés et ainsi comprendre les objectifs de ce dernier.
ANCIENS ET NOUVEAUX REFUGIÉS
Dans la mesure où la Convention de Genève ne portait que sur les réfugiés européens provoqués par des événements antérieurs à 1951, le volume des populations concernées a connu inévitablement une décroissance continue au cours des années suivantes. Aussi, les années 1960 marquent, pour le Haut-Commissariat aux Réfugiés, un tournant qui est parfaitement perçu par les acteurs concernés.
En effet, la question des réfugiés n’est pas épuisée par la paix européenne, et de nombreux déplacement de populations sont observés en Afrique à la faveur des décolonisations ou de conflits internes aux pays nouvellement indépendants. Dans ce contexte, le Haut-Commissariat développe une stratégie consistant à intervenir de plus en plus régulièrement dans les pays en développement au titre de ses bons offices*.
La question des « nouveaux réfugiés » ainsi pris en charge par les Nations-Unies tend à progressivement succéder à celles des « anciens réfugiés » désignés par la Convention de Genève. En 1962, le Haut-Commissaire Félix Schnyder nomme Sadruddin Aga Khan, fils d’une Française et d’un diplomate et dignitaire religieux perse, en qualité d’adjoint. Le jeune prince bénéficie de nombreuses sympathies dans le Tiers-Monde, et du soutien des Ismaëlites.


AN AG/5(2)/977/N1 Reportage n° 2168
Georges Pompidou reçoit l’Aga Khan le 29 octobre 1969
Le directeur des affaires administratives et sociales (service des conventions) François Leduc du ministère des affaires étrangères français relève que cette nomination « confirme le changement d’orientation qui est en train de se produire dans la politique du Haut-Commissariat pour les Réfugiés », dirigé alors par un Suisse. Il poursuit :
« M. Schnyder estime que sa principale mission consistera désormais à prêter ses bons offices pour fournir une aide internationale à toutes les victimes d’événements militaires et politiques hors d’Europe. Il modifie en conséquence la composition de son bureau, qu’il estime trop peu représentatif des différentes parties du monde où il entend exercer son activité[i]»
Cette évolution suscite, au sein du Quai d’Orsay, et dans d’autres pays contributaires dont les Etats-Unis, quelques inquiétudes :
« M. Schnyder avait réussi à éviter d’une part la politisation des problèmes de réfugiés africains, et d’autre part l’augmentation exagérée des dépenses dans ce continent, où l’on compterait 500 000 réfugiés. Il serait regrettable que son successeur, qui sera soumis à de nombreuses pressions, n’observe pas la même prudence. Il est également à craindre que la question des réfugiés européens ne soit de plus en plus délaissée au profit des questions africaines et asiatiques[ii]»
A l’époque néanmoins, les craintes ne portent pas sur un quelconque transfert à venir de ces nouveaux réfugiés vers l’Europe, mais sont davantage d’ordre financier et politique.
Du point de budgétaire, le ministère des affaires étrangères souhaite conserver la maîtrise des contributions françaises. Dans la mesure où le Haut-Commissariat aux réfugiés ne se finance que par de contribution volontaire des Etats, les négociations portant sur l’abondement de nouveaux fonds mobilisent chaque année une énergie importante du cabinet du ministre des affaires étrangères, en lien avec celui des Finances[iii]. L’apparition de la question des « nouveaux réfugiés » inquiète donc le Quai d’Orsay, dont les ressources ne sont pas infinies. Il est par exemple proposé que la France se retire du Comité intergouvernemental pour les Migrations européennes (ancêtre de l’actuelle Organisation internationale des migrations) dont « le personnel pléthorique, ses frais de fonctionnement en augmentation constante, son désordre budgétaire font l’objet de critiques presque unanimes » [iv]. Les crédits associés sont reversés au Haut-Commissariat aux réfugiés, mais une dizaine d’années plus tard, la France réintégrera cette organisation réhabilitée aux yeux de l’administration[v].
Le risque politique porte quant à lui sur un souci parfaitement disparu aujourd’hui, celui d’offenser les pays persécuteurs. Le Directeur des affaires consulaires note que « la tendance du Haut-Commissaire de l’ONU pour les réfugiés est détendre ce statut à toute personne qui a dû fuir n’importe quel pays pour des raisons politiques. » Or, ces extensions « risqueraient de nous mettre dans une situation délicate vis-à-vis de certains pays, offusqués de voir soudain reconnaître qu’il existe chez eux des persécutions[vi]». L’exemple du Portugal, encore dirigé par Antonio Salazar, est mobilisé.
Quelles que soient les appréhensions, le prince Aga Khan gagne progressivement l’approbation des chancelleries. Le secrétaire général de l’ONU, U Thant, hésite un temps à le proposer en remplacement de Félix Schnyder au poste de Haut-Commissaire car il le croit pakistanais, mais finit par se décider en sa faveur[vii]. L’Aga Khan est élu en 1965 en remplacement de M. Schnyder. Il rencontre le 14 mars 1966 le général De Gaulle et entretiendra de très cordiaux échanges avec Georges Pompidou en 1970.
Le protocole de Bellagio, en supprimant les limites à la portée de la Convention de Genève, doit permettre de réaliser les ambitions du Haut-Commissariat aux réfugiés et répondre aux incertitudes dans lesquelles sont placés les pays d’accueil non européens. Tel est le motif avancé par le Haut-Commissariat, confirmé d’ailleurs par la pratique à l’époque qui n’est pas à la relocalisation (ou réinstallation) de réfugiés hors de leur région d’origine vers les pays développés.
Les archives, du point de vue de la diplomatie française, ne conteste pas cette représentation. Il arrive certes que le Haut-Commissaire demande à la France de recevoir une dizaine de réfugiés Haïtiens accueillis en République dominicaine[viii], mais la situation est finalement rare, comme en témoigne les données publiées par l’ONU sur les réinstallations réalisées depuis 1959.


En effet, jusqu’à la fin des années 1970, le Haut-Commissaire n’envisage pas la résolution des problèmes des réfugiés autrement que par leur accueil à proximité des régions qu’ils ont dû fuir. La réinstallation dans un autre continent est réalisée sur la base du volontariat des pays d’accueil et le protocole de Bellagio n’a apporté aucune modification à cette situation juridique. La pratique se développe à compter de la fin des années 1970, avec la crise des Boat people provoquée successivement par la prise de Saïgon, puis la guerre entre le Vietnam et le Cambodge.
C’est donc sans doute au cours des années 1970 que se sont transformées de façon importante les attitudes vis-à-vis du régime de l’asile mis en place une décennie plus tôt, sans qu’il puisse être affirmé que le Haut-Commissariat avait déjà à l’esprit ces évolutions.
* Dans les relations internationales, intervention d’une entité tierce réputée neutre dans le cadre d’un conflit entre Etats en vue d’aider à sa résolution.
[i] MAE 12QO/219, Note pour le cabinet du ministre du 6 février 1962 – 301 00677
[ii] MAE 12QO/219, Note pour le cabinet du ministre du 8 octobre 1965
[iii] MAE 12QO/219, Note pour le ministre du 31 octobre 1962
[iv] MAE 12QO/219, Note pour le ministre du 2 juin 1966
[v] MAE 498INVA/1691, Note pour Bertrand Dufourcq du 13 mars 1979
[vi] MAE 12QO/219, Note pour le cabinet du ministre du 28 octobre 1966
[vii] MAE 11POI/1/364, Télégramme du représentant permanent à Genève du 6 octobre 1965
[viii] MAE 11POI/1/365, Courrier au représentant permanent de la France à Genève du 13 mai 1968