Le 14 juillet 2024, Aubenas, petite ville du Sud de l’Ardèche, se prépare à célébrer les festivités par un feu d’artifice. Celles-ci vont cependant être interrompues en milieu de soirée.
En effet, vers 21h15 éclate une altercation entre deux groupes, d’une dizaine de jeunes hommes chacun, sur la place du Général De Gaulle. L’intervention des forces de l’ordre permet leur dispersion dans la foule, mais vers 22h30, les protagonistes se retrouvent à nouveau, cette fois au boulevard Jean Mathon. D’après la presse, la rixe implique au maximum une soixantaine de personnes, dans le cadre d’un conflit entre des communautés maghrébine et kurdes. Les protagonistes seraient une quarantaine de jeunes issus du quartier des Oliviers et un groupe plus réduit leur faisant face[i][ii][iii]. Devant le risque de mouvement de foule, le maire décide l’annulation du feu d’artifice.

Le calme revenu, le fait divers est oublié. Pourtant, en raison du caractère relativement isolé de la commune, au sein d’un département vallonné et modérément peuplé, l’événement constitue un terrain d’études fécond pour l’analyse des capacités de mobilisation guerrière de segments de la population.
Mesure de l’effort de mobilisation
La méthode proposée consiste à retenir plusieurs hypothèses de périmètres géographiques dans lesquels la mobilisation d’hommes associés à la communauté a pu se réaliser, de déterminer ensuite au sein de ces périmètres la taille du vivier potentiel de recrutement communautaire. Enfin, il est calculé, à partir de la description des événements rapportés par la presse – en particulier le nombre de participants aux événements – un taux d’incorporation théorique pour chacune de ces hypothèses.
Détermination d’un bassin de recrutement
Les événements ont eu lieu en deux temps et – sauf à penser que les groupes impliqués auraient pré-positionnés des renforts non-résidents dans la perspective de la rixe (cf. infra) – l’ensemble des membres de la communauté résidant dans le département ou la région n’ont pu être appelés et se déplacer dans le temps imparti.
Si les médias ont rapporté que les personnes impliquées dans la rixe étaient, pour l’une des parties, des « jeunes issus du quartier des Oliviers », cette information paraît surprenante au regard de la taille réelle de la population de ce quartier. A l’inverse, étant supposé que les personnes appelées n’étaient pas en position d’astreinte ou de garde, qu’il est nécessaire de garer son véhicule en arrivant à Aubenas – ce que le caractère ancien du centre-ville ne rend pas aisé, et que l’alerte n’a pas nécessairement été donnée dès la première minute du conflit, il paraît difficile de formuler une hypothèse de plus de 45 minutes de trajet à vitesse normale sur les routes sinueuses de l’Ardèche. Trois scenarios sont donc envisagés :

L’outil de calcul des isocourbes proposé par Geoportail permet de mesurer 4 différents périmètres correspondant à ces hypothèses, en supposant l’utilisation d’une voiture et une arrivée en centre-ville d’Aubenas. Les unités statistiques infra communales (IRIS) de l’INSEE correspondant à ces périmètres sont ensuite sélectionnées par recouvrement des vecteurs. Quatre « bassins de recrutement » sont ainsi définis, dont la composition par statut migratoire est connue grâce au recensement général de la population.


Estimer la taille d’une communauté
Pour des raisons tenant au secret statistique, l’INSEE ne publie pas à ce jour de données précisant le pays de naissance des immigrés à une échelle infra départementale, pour l’Ardèche. En revanche, cette information est connue pour l’ensemble du département. Le nombre d’immigrés de sexe masculin entre 15 à 54 ans nés dans un pays du Maghreb et résidant en Ardèche était en 2021 de 1 489, soit 8,2% des immigrés et 0,45% de la population départementale. Pour la communauté kurde, le choix de retenir la Turquie comme pays de naissance aboutit au dénombrement de 298 personnes. Le rapport de taille entre ces deux groupes, à ce stade, est déjà proche de celui rapporté lors des événements (5 pour 1).

Deux classes d’âge sont agrégées, l’une de 15 à 24 ans, l’autre de 25 à 54 ans, afin d’approcher le périmètre des classes éligibles au service des armes, tel qu’historiquement constaté au cours de plusieurs conflits. Ce dernier est toutefois généralement plus court, dépassant rarement 45 ans. Néanmoins, les données publiées par l’INSEE ne permettent pas de reproduire ce niveau de précision. La répartition par classe d’âge de cette population faisant apparaître une population assez âgée – où l’ancienneté relative de l’immigration algérienne transparaît d’ailleurs légèrement par rapport à celle des autres groupes – ce choix méthodologique aboutit donc à une surestimation de la taille de la population de recrutement.

Une communauté ethnique ou diasporique ne se réduit cependant pas à la population immigrée, c’est-à-dire née étrangère à l’étranger, en provenance d’un pays considéré. Elle peut s’étendre à un groupe élargi de personnes réunies par des liens familiaux ou culturels, réels ou imaginaires. La population directement immigrée constitue un indicateur par procuration qu’il est loisible de multiplier afin de prendre en compte, en particulier, les descendants directs. Au regard de la pyramide des âges observée chez les immigrés, il est donc envisagé qu’une génération de descendants directs puisse appartenir à cette même classe d’âge mobilisable (facteur 2), et dans une hypothèse maximaliste, une troisième génération, partiellement en âge d’être mobilisée (facteur 2,5).
Rendement de la mobilisation
En l’absence des données portant sur le pays de naissance à l’échelle de l’IRIS, le nombre d’immigrés maghrébins entre 15 et 54 ans présents dans chacun des périmètres hypothétiques est calculé par interpolation de la part à l’échelle départementale de cette population parmi les immigrés (soit 8,2%), et la part des immigrés au sein des IRIS concernées.
En retenant l’hypothèse, minimale d’après les témoignages, selon laquelle 40 personnes ont constitué le groupe des Maghrébins, il est donc possible de calculer, pour chaque hypothèse, un taux de mobilisation au sein des classes éligibles de la communauté.

Discussion, limites, perspectives
Les calculs font apparaître une grande amplitude de résultats en fonction des hypothèses géographiques et communautaires retenues, alors même que les facteurs employés pour la définition des classes éligibles ont été appréhendés de façon volontairement large.
En particulier, la classe d’âge éligible à l’appel porte jusqu’à 54 ans, bien qu’il est vraisemblable que l’essentiel des personnes ayant réellement participé aux événements avait en réalité moins de 40 années. Par ailleurs, la mobilité sortante des résidents en ce début d’été, période traditionnelle de transhumance vers le pays d’origine, n’a pas fait l’objet d’une estimation, qui aurait pour effet de réduire la taille du bassin de recrutement, et donc d’augmenter le taux de mobilisation. Enfin, l’hypothèse d’une inaptitude au combat d’une partie du bassin de recrutement – pour des raisons médicales ou psychologiques – n’a pas non plus été prise en compte. Mais nous savons des données contemporaines de la conscription en Suisse que le taux d’inaptitude aux services militaires et civils s’élève en moyenne nationale à environ 19%[iv].
Au regard de ces données, les taux de mobilisation en une heure pour la seule IRIS « Les Oliviers » paraissent extrêmement élevées (plus du 30%), si on les compare aux données historiques des conflits occidentaux, alors même qu’elles portent sur plusieurs années.

Même en élargissant le bassin de recrutement à l’ensemble de l’agglomération albenassienne et aux deuxièmes et troisièmes générations, le taux de mobilisation oscille autour de 15%, soit un niveau supérieur à celui obtenu par les Yankees durant la guerre civile américaine, ou aux GI durant celle du Vietnam. Un taux qui s’approche également des performances obtenues par les Prussiens au cours de leur insurrection contre l’Empire napoléonien. Les généraux Scharnhorst et Gneisenau mettent en effet à l’époque en place un système de conscription militaire (Krümpersystem), par roulement rapide des cohortes, permettant de former un nombre important de soldats, et donc de constituer une armée de réserve sans entretenir d’armée constituée.
Néanmoins, à partir des données récoltées pour cet article, il n’est pas possible de trancher entre les différentes hypothèses de départ, ni même d’exclure véritablement le pré-positionnement de forces en vue du règlement de compte – qui constituerait un autre paradigme.
La collecte de davantage de témoignages contextuels (portant par exemple sur le lieu de résidence des protagonistes et leur âge réel) permettrait d’écarter une partie des suppositions initiales. L’accès sécurisé aux données non publiées par l’INSEE, qui n’a pu être sollicité dans le cadre de cet essai, permettrait également de réduire les incertitudes portant sur les volumes des communautés.
En toutes hypothèses, les taux de mobilisation internes à la communauté, conformément à l’impression initiale, apparaissent forts. En outre, l’autre configuration remarquable des événements – le fait que la crise se déroule en deux temps – rend possible la mesure d’un délai de mobilisation. Ce dernier constitue un indicateur classique pour de nombreux services publics qui le formulent habituellement sous la forme d’un « contrat opérationnel ».
En l’espèce, le groupe communautaire concerné a pu, en l’espace d’1h15 au maximum, mobiliser une réserve de 30 à 40 personnes supplémentaires soit entre 0,4 et 0,5 pax par minute. A titre d’illustration, le contrat opérationnel des armées prévoit en France que l’échelon national d’urgence doit permettre de projeter une force interarmées de réaction immédiate (FIRI) de 2 300 hommes à 3 000 kilomètres du territoire national ou d’une base à l’étranger en 7 jours, soit 0,23 pax par minute[v], même si les opérations extérieures sont peu comparables, en raison des importantes contraintes d’équipement et de projection qu’elles soulèvent.
Sans apporter de réponse décisive à ces interrogations, ce billet soulève la question des conditions anthropologiques qui rendent possible le phénomène de mobilisation intra-communautaire massive dans le contexte contemporain. Il est à cet égard difficile de ne pas suggérer un lien causal avec les structures de la parenté répandues au sein de groupes ethniques donnés. Pour y répondre, au-delà d’une revue exhaustive de la littérature ethnographique, la réitération des calculs proposés ici à d’autres événements similaires – et donc d’autres groupes – offrirait un terrain de comparatisme intéressant.
Du point de vue historique toutefois, l’événement demeure anecdotique au regard des capacités inégalées de soulèvement dont le Vivarais a pu témoigner au cours de la Révolte de Roure. Lors de cette jacquerie de quelques mois survenue au printemps 1670, plus de 8 000 paysans accourus de vingt paroisses prennent la ville et la tiennent… jusqu’à l’arrivée de l’armée royale.
Annexes

[i] https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/le-feu-d-artifice-d-aubenas-annule-suite-a-une-bagarre-et-a-un-mouvement-de-foule-3799109
[ii] https://www.ledauphine.com/culture-loisirs/2024/07/15/une-bagarre-entraine-l-annulation-des-feux-d-artifice-j-ai-pense-au-pire
[iii] https://www.lindependant.fr/2024/07/15/bagarre-generale-gaz-lacrymogene-et-mouvement-de-foule-pourquoi-les-habitants-daubenas-ont-ete-prives-de-feu-dartifice-12082873.php
[iv] Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, Aperçu des conscrits ayant fait l’objet d’une évaluation définitive en 2021, par canton, janvier 2022
[v] RAP budgétaire, loi de finances pour 2022, préparation et emploi des forces