Le Visa bien tempéré (III)

LE SEISME EUROPEEN

Les années 1970 à 1980 constituent, au sein de nombreux pays développés dans le monde, une période charnière dans la définition des politiques migratoires et de circulation contemporaines. Dans deux articles précédents, une typologie des régime a été bâtie. Elle distingue une trajectoire rationalisée de la part des Etats-Unis et de l’Australie, une trajectoire restrictive au sein du Canada, et une dernière, en chevron, au sein de l’Union européenne.

En effet, les pays européens ont d’abord procédé, au cours des années 1970 à 1980, à un ajustement restrictif de leurs exigences de visa, avant d’entamer collectivement au cours des années 2000, au sein de l’espace Schengen, une nette libéralisation.

Cet article s’attarde sur les déterminants de la première phase de cette évolution.

Une tendance restrictive dictée par les flux

En France, le ré-assujettissement au visa est un phénomène engagé dans le cadre du conseil des ministres du 9 octobre 1974. Le principe de la stricte réciprocité est décidé, ce qui implique alors le rétablissement du visa pour les ressortissants du Cameroun. Pour les autres pays d’Afrique subsaharienne, il est convenu dans un premier temps de les soumettre seulement à la détention d’une carte de séjour. Pour la Tunisie, le Maroc, la Turquie, la Yougoslavie et le Portugal, une coopération active avec les pays d’origine est privilégiée afin d’éviter le départ de « faux touristes »1.

Le rétablissement des visas concerne ensuite le Pakistan (1974), l’Île Maurice (1975), le Sri-Lanka, l’Iran la République dominicaine, Haïti, la Jamaïque, Cuba, la Bolivie et la Turquie (1980). Les deux années suivantes, ce sont essentiellement les pays d’Amérique latine qui sont concernés. Une note blanche de l’époque en précise la raison2:

« La politique suivie en la matière a procédé de l’idée qu’il était difficile de soumettre au visa de court séjour les seuls pays de forte émigration et qu’il était par conséquent préférable de prendre des mesures apparaissant comme ayant un caractère général».

Dans cette perspective, les pays latino-américains sont inclus dans le programme : « il a été jugé politiquement habile de les soumettre au visa avant les pays d’Afrique et la Yougoslavie , étant précisé qu’en ce qui concerne Cuba, ce sont des raisons de sécurité qui ont guidé la décision ».

Le Maghreb, point d’achoppement

En ce qui concerne l’Algérie, la situation est plus sensible. D’après Patrick Weil, historien et chef de cabinet du Secrétaire d’État à l’immigration en 1980-1982, le rétablissement des visas aurait été envisagé dès les années 1960, mais se serait heurté à la volonté algérienne. Par ailleurs, les Algériens ont à cette époque encore besoin d’obtenir une autorisation pour quitter leur propre pays car le régime de Houari Boumedienne cherche à éviter un exode de sa population.

Mais avec la libéralisation des sorties survenue en Algérie en 1979, les autorités policières française poursuivent les refoulements aux frontières initiés en 1974. Ils se fondent sur les certificats d’hébergement et attestations d’accueil alors mis en place. En 1982 par ailleurs, le gouvernement algérien décide le retrait de 2,5 millions de passeports, et les services des daïras (sous-préfectures algériennes) peinent à organiser leur remplacement par de nouveaux documents de voyage, ce qui donne une forme de répit aux autorités policières françaises3. Mais les pratiques des refus d’entrée insupportent le président Chadli Bendjedid4. Le Directeur général de la sûreté nationale algérienne se plaint au mois de décembre 1982 que les ressortissants algériens sont « systématiquement refoulés aux Postes Frontaliers Français […] Ces refoulements touchent l’ensemble des ressortissants algériens en l’absence de tout discernement et motif valable, qu’ils soient touristes, en transit ou même résidents en France ».

De fait, les refoulements sont interrompus à cette époque, et il est instauré un compromis avec les trois pays du Maghreb : le diptyque. Il s’agit d’un système de pointage des entrées et des sorties censé permettre de contrôler le caractère touristique du voyage. Toujours d’après Patrick Weil, se fondant cette fois sur des archives et des interviews, l’outil semble toutefois peu efficace et constitue en réalité un « système d’attente, une étape pour faire avancer la solution du visa ».

L’ensemble des archives de la période ne sont pas encore ouvertes, mais la position de Claude Cheyssan, ministre des Relations extérieures de 1981 à 1984, est connue grâce aux papiers du cabinet du ministre de l’Intérieur Gaston Defferre : « Sur l’entrée en France des Maghrébins […] Nous ne pouvons pas accepter n’importe qui, sans aucune surveillance […] Nous ne pouvons pas imposer le visa classique sur passeport […] Il est possible de trouver un système permettant d’interroger le voyageur avant son départ, d’écarter l’indésirable comme il est fait maintenant à l’arrivée, de remettre à celui qui ne fait pas de problème un document qui lui donne le droit d’entrée »5.

La thèse proposée est particulièrement convaincante car elle est corroborée tant par les événements se déroulant au même moment au sein d’autres pays, que par la dynamique de restriction formelle initiée dès le début des années 1970.

Une décision précipitée par des motifs sécuritaires

La solution du visa est donc conceptualisée, mais demeure latente.

Elle n’est décidée par Jacques Chirac, et déclarée, que le 14 septembre 1986 à l’occasion d’une émission télévisée, « le Grand Jury », sur RTL (archive INA). La France est alors traversée par un grand nombre d’attentat et le gouvernement croit les avoir surmontés au cours de l’été. Il est pris au dépourvu au mois de septembre par la vague la plus meurtrière. La série s’ouvre par un attentat raté dans le RER à la station Gare de Lyon le 4 septembre. Quelques jours plus tard une explosion vise le bureau de poste de l’Hôtel de ville de Paris, une autre frappe les locaux de la Cafétéria Casino au Centre commercial de la Défense. Un projet est déjoué au Pub Renault sur les Champs-Elysées mais 2 policiers et 1 serveur sont tués et un autre serveur blessé par l’explosion de l’engin déplacé. Le 15 septembre, un attentat vise les locaux du Service des permis de conduire de la préfecture de police à Paris. Enfin le 17 septembre 1986, l’attentat commis devant le magasin Tati, rue de Rennes clôt la série, et se révèle le plus meurtrier de tous6.

Ces événements fournissent au gouvernement Jacques Chirac le prétexte (cf. infra) au rétablissement général des visas qui se profile depuis plusieurs années. Celui-ci consiste en la suspension des nombreux accords d’exemptions signés dans les années 1960. Cette suspension est ensuite progressivement retirée dans les années qui suivent pour plusieurs pays à faible risque sécuritaire et migratoire, mais non pour ceux du Maghreb.

En réalité, elle était déjà annoncée lors de la déclaration de politique générale du gouvernement de cohabitation issu des législatives de mi-septennat, au mois d’avril :

Dans le domaine réglementaire, le Gouvernement rétablira les visas pour l’entrée et le séjour des étrangers non originaires de la Communauté Economique Européenne, dans le cadre des négociations qui seront engagées avec les pays étrangers. De même nous engagerons des conversations avec les gouvernements concernés pour conclure des conventions au terme desquelles tout étranger condamné de droit commun par la justice française pourra être expulsé vers son pays d’origine afin d’y purger sa peine.

De façon remarquable, les autres pays européens suivent le même mouvement d’hésitation dans les années 1970 et de détermination lors de la décennie suivante.

Le 21 février 1970, l’explosion d’une bombe placée à bord du vol Swissair 330 provoque la mort de 47 passagers. Le Conseil fédéral Suisse décide de la réintroduction temporaire de l’exigence de visa à l’égard des ressortissants des Etats arabes, et donc la suspension des accords d’exemption avec l’Algérie, le Maroc et la Tunisie qui datent du début des années 19607. Cette mesure est seulement provisoire. Mais en 1975, l’instauration d’un visa pour l’Egypte est envisagée également, puis écartée afin d’encourager le tourisme et soutenir la libéralisation du régime d’Anouar al-Sadate. En effet, le gouvernement du Caire semble espérer que « l’observation du style de vie européen stimulera, par la vertu de l’exemple, le progrès en Egypte »8. En 1980, l’Allemagne ayant instauré un visa pour les ressortissants turcs, la Suisse craint des mouvements secondaires de population et fait de même, malgré la vive opposition du Département fédéral des affaires étrangères qui juge la mesure inefficace, économiquement dommageable et diplomatiquement coûteuse et administrativement pénible9. De fait, la demande d’asile et la criminalité turque ne diminueront pas l’année suivante ce qui permet aux ressortissants Yougoslaves d’éviter un pareil rétablissement en 1984.

Alors que l’Italie et l’Autriche procèdent au rétablissement du visa envers tous les pays arabes en 1986 consécutivement aux attentats des aéroports de Rome et Vienne, que l’Allemagne et le Benelux l’ont déjà fait, comme la France, les autorités suisses font le constat que les passeports du Maghreb sont utilisés, ou falsifiés, en raison des facilités de circulation qu’ils octroient vers l’Europe. Elles envisagent un rétablissement.

Ainsi que dans le cas des Etats-Unis ou du Canada (cf. article précédent), le département des relations extérieures considère avec inquiétude la suspension des accords de visa, qui placerait les représentations dans une situation financière et immobilière difficile. Les fédérations policières y sont en revanche favorables afin de réduire la pratique de l’overstaying. Dans un esprit de synthèse, le département fédéral de la Police et de la Justice (EJPD) propose plusieurs solutions : suspension des accords d’exemption, renégociation, ou abandon de l’idée de rétablir les visas et contrôle policier accru sur le territoire10. Au mois de septembre, la conseillère fédérale Elisabeth Kopp se prononce en faveur de cette dernière solution, qui emporte cette fois-ci la décision du Conseil fédéral.

Mais quelques années plus tard, le même département sollicite à nouveau le rétablissement de la formalité, dans le contexte inquiétant de la Guerre du Golfe. Il obtient un arbitrage favorable en se fondant sur le fait que les Etats voisins ayant procédé à cette mesure, par effet de cascade, la Suisse doit suivre la même direction car les aéroports de Genève et de Zürich sont débordés11.

Le visa, nécessité historique ?

Cet article conclut une série de synthèses sur l’origine récente des différents régimes de visa. Les éléments récurrents dans la détermination des exemptions et obligations de visa est, conformément aux analyses proposées au sein des administration, l’évolution importante de la pression migratoire au tournant des années 1970, résultante des moyens technologiques accrus et de la prodigieuse démographie des pays du Sud. Loin d’être le produit d’une lubie ponctuelle et inopinée d’un gouvernement seul ou d’un groupe de bureaucrates, la politique des visas avance par effet de cliquet au sein de groupes de pays géographiquement proches, et selon des paramètres relativement similaires.

L’inversion produite, à compter de 1999, par l’harmonisation Schengen, doit encore faire l’objet d’études critiques, au regard de son caractère particulièrement divergent des trajectoires engagées au sein des autres pays développés.


1AN 19990260/1 Réunion du 24 septembre 1974 sur les problèmes de l’immigration étrangère

2AN 19870903/2 Note blanche, visa latino américain

3AN 19870903/2 Courrier n0690/ANMO de l’Ambassadeur de France en Algérie du 14 mai 1983

4Patrick Weil, La France et ses étrangers, Editions Calmann-Levy, 1991, pp. 338-350

5AN 19870903/2 Note blanche « Gaston : Ma position sur l’entrée en France des Maghrébins »

6 Didier Bigo, « Les attentats de 1986 en France : un cas de violence transnationale et ses implications (Partie 1) », Cultures & Conflits, 04 | hiver 1991

7Note au Conseil fédéral, Bern, 24 août 1971 (DODIS 35801)

8Note à M. l’Ambassadeur J. Iselin, Bern, 19 juin 1975, (DODIS 40269)

9Décision du Conseil fédéral du 30 juin 1982 sur le renforcement des contrôles aux frontières (DODIS 59854)

10Département fédéral de justice et police, Papier de travail au Conseil Fédéral, 23 avril 1986 (DODIS 56621)

11EJPD, Kündigung der Visumabkommen mit Algerien, Marroko und Tunesien 2 Oktober 1990 (DODIS 56285)