LE REGIME DE L’INTRANSIGEANCE –
Les années 1970 à 1980 constituent, au sein de la plupart des pays développés dans le monde, une période charnière dans la définition des politiques migratoires et de circulation contemporaines.
J’ai rappelé dans un article précédent les conditions de la généralisation des passeports, au cours de la Révolution française. Après la défaite napoléonienne et le retour à l’ordre conservateur en Europe, les passeports redeviennent inutiles pour les élites qui s’identifient avant tout comme européennes et civilisées, plutôt que nationales et paroissiennes. Les passeports sont éliminés entre 1843 et 1889 en France, en Belgique, en Espagne, en Allemagne et en Italie. Il s’agit de la période la plus libérale en matière de contrôle des circulations, en particulier des circulations intérieures, bien que des restrictions demeurent.
Le déclenchement de la première guerre mondiale bouleverse ce régime de mobilité. Le retour du passeport est supposé permettre de prévenir les mouvements d’espions, de contrôler les déplacements de réfugiés, et la prévention des maladies. Malgré les injonctions de la Société des Nations, les passeports sont maintenus après la guerre. C’est à cette époque que le célèbre « passeport Nansen » est créé pour permettre la circulation des réfugiés.
Le système des visas consistant à faire « viser » son passeport par une autorité représentant le pays d’accueil préalablement au voyage se développe à cette période, mais en poursuivant des dynamiques différentes selon les régions du monde.

Du visa universel…
La politique des visas de circulation américaine est née à l’occasion de la Première Guerre mondiale, lorsque l’ensemble des étrangers sont soumis en 1917 à la détention d’un passeport visé par un consul américain. Elle est toutefois maintenue à l’issue du conflit et les services américains sont enjoints de refuser l’entrée aux étrangers susceptibles de menacer l’ordre public. Par ailleurs, l’immigration étant contingentée à compter de 1924, seules les personnes éligibles à l’immigration, notamment pour des raisons sanitaires, peuvent désormais recevoir un visa de circulation.
Néanmoins, à compter de 1982, le Département d’État des Etats-Unis propose d’exempter de visa non immigrant certains pays. Le Sénat s’empare de cette idée et conduit une mission qui aboutit au lancement du Visa Waiver program pour une vingtaine de pays. Le rapport de ce sous-comité fait apparaître clairement les intérêts portés par les différents acteurs convoqués, issus du commerce, du tourisme, des organisations de transport et de voyage, qui convergent avec ceux de l’administration consulaire. En effet, cette dernière supporte la charge administrative liée à cette exigence. Les enjeux de sécurité sont alors absents des débats, et aussi rapidement évacués lors du renouvellement du programme dix années plus tard.
L’Australie impose également, dès 1958, une obligation de visa assez large qui n’exempte que les ressortissants de pays européens ou anglo-saxons, en application de la White Australia Policy décidée en 1901, qui exclut les immigrants d’Asie et du Pacifique. En 1974, l’Australie abandonne officiellement sa politique de discrimination raciale et, par principe, impose un visa universel, y compris aux pays européens. Toutefois, une exemption réciproque de visa consulaire est maintenue avec la Nouvelle-Zélande, au travers de l’Arrangement pour les voyages trans-Tasman (1973), qui implique malgré tout l’acquisition d’un titre de circulation spéciale à l’arrivée.
Les deux pays du Pacifique poursuivent néanmoins une politique de régulation de la circulation scrupuleuse. En Nouvelle-Zélande, entre 1973 et 1979, des opérations de délogement sont conduites par les forces de police, généralement à l’aube, auprès de résidents s’étant maintenu au-delà de la durée de validité de leur visa (« overstayers »). Ces descentes matinales (« Dawn raids ») visaient essentiellement des personnes originaires des îles du Pacifique.
Au visa rationalisé…
En 1996, l’Australie profite des développements technologiques pour mettre en place un système d’autorisation électronique de voyage qui permet de réduire la charge associée au visa pour un certain nombre de nationalité à faible « risque migratoire », sans sacrifier les exigences de sécurité. Cette innovation inspire l’administration américaine, qui développe l’ESTA à la suite des attentats du 11 septembre.
Malgré l’introduction de cette technologie, ces pays conservent un taux de fermeture (part des nationalités dans le monde soumises à visa) nettement supérieur (76% et 71%) à celui de l’Union européenne (54%) au moment où la base DEMIG s’arrête (en 2013). La tendance ultérieure n’infirme pas ce constat.
[à suivre …]
Méthode
La base DEMIG VISA constituée par l’Institut des Migrations internationales de l’université d’Oxford constitue la meilleure compilation internationale des exigences de visa pratiquées par les pays du monde entier. Elle est réalisée par codage systématique du manuel annuel de l’agence IATA, qui recense les exigences préalables à l’embarquement que les compagnies aériennes sont tenues de vérifier en application de la convention de Chicago sur l’aviation civile internationale.
Malheureusement, elle n’a pas fait l’objet de mises à jour depuis 2013. Par ailleurs, elle a pour principal défaut de ne pas opérer de distinction entre les visas consulaires, les visas électroniques et les visas à l’arrivée, qui emportent pourtant de grandes différences de traitement pour le voyageur.
DEMIG (2015) DEMIG VISA, version 1.4, Full Edition. Oxford: International Migration Institute, University of Oxford.
Bibliographie :
Mark Salter, Rights of Passage: The Passport in International Relations, Lynne Rienner Publishers, 2003, 195 p.
Doulman, Jane, and Lee, David. Every Assistance & Protection: A History of the Australian Passport, Australia, Federation Press, 2008, 256 p.