Le Privilège perdu

Dans un entretien en 2023, l’écrivain J.M.G. Le Clézio déclarait que « autrefois le ‘no border’ existait pour toutes les catégories sociales et pour toutes les catégories ethniques. Il n’y avait pas de problème. Quand vous étiez Bolivien dans les années 1950, vous pouviez venir facilement en France ».

Cet imaginaire erroné d’un passé où dominait la libre circulation offre l’occasion de réaliser une rétrospective des régimes de circulation des ressortissants de la Bolivie et de l’Equateur, deux seuls pays à ce jour, aux côtés plus récemment du Vanuatu, à avoir perdu le privilège de l’exemption de visa vers l’Espace Schengen.

Cette facilité de circulation est évidemment une illusion. En 1950, les 3 à 4 millions d’habitants de chacun de ces deux pays, quatre fois moins peuplés qu’aujourd’hui, sont pour la plupart dépourvus de passeports : même aux Etats-Unis, en 1989, moins de 3% de la population disposait d’un passeport en cours de validité. Les prix des vols et le nombre de routes aériennes étaient sans comparaison à ceux qui seront pratiqués après la généralisation des moteurs à réaction, et le PIB / habitant plafonnait à quelques milliers d’euros par habitant.

Surtout, la Bolivie impose alors des restrictions de sortie à ses propres citoyens. Aux termes du règlement d’application de la loi des migrations de 1971, les Équatoriens doivent eux aussi obtenir une autorisation de sortie du territoire auprès du service des migrations de la police nationale qui leur est délivrée sur une « carte de contrôle des migrations« . La libre circulation des Boliviens et Equatoriens vers la France est donc anecdotique à cette époque.

Par ailleurs, elle est rapidement réglementée dans les pays de destination. Certes, par échange de lettres, les gouvernements de Paris et de La Paz parviennent le 29 mars 1985 à un accord d’abolition des visas de court séjour et de sortie entre ces deux pays. J’ai déjà expliqué dans quelles conditions l’Equateur obtenait (et perdait) cette avancée. Mais les deux pays sont également malchanceux puisque dès l’année suivante, le gouvernement Jacques Chirac dénonce la plupart des accords de circulation et normalise l’exigence de visa.

L’ère de mobilité vers l’Europe ne commence donc que plus tard, à la fin des années 1990. Le Comité chargé de l’harmonisation de la politique en matière de visas en Europe prévoit à la fin de l’année 1997 qu’en ce qui concerne la Bolivie, la Colombie et l’Équateur, les États Schengen s’engagent à adopter, avant 1999, la solution à mettre en oeuvre. Un an plus tard, la Bolivie et l’Equateur sont même inscrits dans l’inventaire des Etats dont les ressortissants sont exemptés par tous les Etats Schengen.

Aucun de ces trois pays ne figure dans la liste obligatoire déterminant les pays tiers soumis à visa en 1999. Toutefois, la Colombie y est rajoutée peu après.

Pour les deux pays restants, l’idéal de mobilité n’est que de courte durée…

Equateur : la fin du sucre (2000 – juin 2003)

L’Equateur connaît des difficultés économiques depuis la fin des années 1990 et une forte inflation. La dollarisation de l’économie aux premiers jours de l’année 2000 déclenche d’importantes manifestations et la fraternisation des forces de l’ordre. A ce moment s’enclenche une forte émigration vers l’Espagne, même si une communauté équatorienne en situation irrégulière y préexistait, notamment en Murcie, et bénéficiait des régularisations périodiquement mises en œuvre par l’Espagne.

Mais en 2001, à Lorca, un accident de la route cause la mort de 12 Equatoriens sans permis de séjour ni contrat de travail, entassés dans une camionnette percutée par un train de banlieue.

L’Espagne élargit les régularisations et met en place un programme de « retour volontaire » s’adressant exclusivement aux migrants équatoriens vivant déjà dans le pays ibérique, qui devaient obtenir une offre d’emploi et retourner en Équateur pour être embauchés dans leur pays d’origine. 24 000 migrants équatoriens s’inscrivent et l’État espagnol prend en charge les frais de voyage aller-retour d’environ 3 000 d’entre eux pour accomplir les procédures dans le pays andin.

Devant la poursuite des arrivées en Europe, le Conseil européen de Séville donne pour priorité au Conseil et à la Commission de réexaminer la liste des exemptions. Le Gouvernement espagnol tente alors de minimiser son rôle devant ses partenaires latino-américains :

(…) il n’y a pas de proposition de la Commission européenne d’établir un quelconque visa pour l’Équateur ; ce qu’il y a, c’est une demande d’information de l’Espagne pour l’établissement de visas pour l’Équateur (…) il y a des dizaines de milliers d’Équatoriens qui ont régularisé leur situation en Espagne, et il y a un accord qui fonctionne très bien entre l’Espagne et l’Équateur. Par conséquent, la Commission nous demande des informations et nous les lui fournissons. Naturellement, nous sommes en contact avec les autorités équatoriennes sur cette question

José María Aznar, conférence de presse au XIIe sommet ibéro-américain, 2002

Moins de deux semaines après ces déclarations, sur la base de l’évaluation des questionnaires fournis par les États membres, la Commission recommande d’inclure l’Équateur parmi les pays nécessitant un visa. Le rapport au Parlement précise que « cinq Etats membres se sont exprimés en faveur du transfert de l’Equateur à la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa. » Un effet géographique est mentionné : le visa étant actuellement exigé des ressortissants des autres pays andins, ce facteur rendrait le passeport équatorien attractif et encouragerait la falsification et la contrefaçon de ce document.

Bolivie : la fuite de gaz (2000 – avril 2007)

La « guerre des Gaz » et la répression de manifestations au mois d’octobre 2003 initient une forte émigration vers l’Espagne, qui s’intensifie avec l’élection d’Evo Morales au mois de décembre 2005. En dix ans, la population bolivienne enregistrée en Espagne est multipliée par cent

Les informations recueillies par la Commission mettent en évidence une pression migratoire intense et persistante en provenance de la Bolivie. Cette tension se traduit notamment par des chiffres élevés de refoulements aux frontières extérieures et d’expulsions constatés dans plusieurs Etats membres. La dimension de l’ordre public n’est pas à négliger non plus puisque les détentions et condamnations de Boliviens pour des faits liés à la criminalité et à l’immigration clandestine sont en hausse. A cela s’ajoute le fait que des ressortissants d’Amérique latine soumis à visa tentent de contourner cette obligation en se procurant frauduleusement des passeports boliviens. Pour cet ensemble de raisons, la Commission estime qu’il est justifié de proposer de transférer la Bolivie de l’annexe II à l’annexe.

L’annonce du rétablissement du visa au 1er avril 2007 pour les Boliviens provoque ou amplifie la vague des départs entre janvier et avril de cette même année, et entraîne la saturation du Service national des migrations dans le pays hôte.

A ce jour, ces deux pays n’ont pas reconquis le privilège perdu. La liberté de circulation des Boliviens, au milieu du siècle comme aujourd’hui, n’est demeurée qu’une illusion. En ce qui concerne l’Equateur, le Parlement européen publiait au mois de décembre 2022 un nouvel appel à la libération des visas. Mais six mois plus tard, le pays est plongé dans une crise institutionnelle sans précédent obligeant le président à recourir à la procédure de mort croisée (« muerte cruzada »). Les taux de refus des visa Schengen s’envolent.

Bibliographie

Fernández, Mercedes. (2009). Bolivianos en España. Revista de Indias. LXIX. 10.3989/revindias.2009.007. 

Ronny Correa-Quezada, María del Cisne Tituaña Castillo, Revista nuestrAmérica, Vol. 5, No. 10 (JULIO-DICIEMBRE 2017), pp. 113-138

Cortes, Geneviève. « La fabrique de la famille transnationale. Approche diachronique des espaces migratoires et de la dispersion des familles rurales boliviennes », Autrepart, vol. 57-58, no. 1-2, 2011, pp. 95-110.