Les transporteurs jouent un rôle mésestimé dans la formation et le contrôle des flux migratoires irréguliers, alors même que des dispositifs légaux les encadrent avec une certaine efficacité.
Au XIXe siècle, les procédures d’immigration par compagnie maritime aux États-Unis étaient souvent moins formalisées et réglementées que celles d’aujourd’hui. Les immigrants arrivaient par bateau dans les grands ports côtiers tels que New York, Boston ou Philadelphie puis étaient soumis à un processus d’inspection par les autorités américaines pour déterminer leur admissibilité à entrer aux États-Unis.
A compter de la mise en place en 1882 du Chinese exclusion act, première grande loi américaine de restriction de l’immigration, un grand nombre d’immigrants arrivent alors aux États-Unis via le Canada. Aucun registre d’immigration américain n’existe pour ces derniers car ils débarquent au Canada. Dès lors, un grand nombre d’immigrants choisissent de voyager via le Canada pour éviter les tracas et les retards de l’inspection aux États-Unis. Cette évolution conduit même les compagnies maritimes à promouvoir le passage par le Canada comme une route plus attrayante pour les immigrants souhaitant éviter les inspecteurs américains.
La croissance constante du nombre d’immigrants empruntant cette voie convainc finalement les États-Unis, de mettre en place la machinerie bureaucratique nécessaire pour documenter les milliers de personnes qui entraient chaque année par les ports d’entrée le long de sa frontière Nord. En 1894, le Service de l’immigration des États-Unis conclut un accord, l’Arrangement canadien, avec les chemins de fer et les compagnies maritimes canadiens desservant les ports d’entrée canadiens pour les amener à se conformer à la loi américaine sur l’immigration. Les compagnies maritimes acceptent dès lors de considérer tous les passagers à destination américaine comme s’ils devaient débarquer dans un port d’entrée des Etats-Unis, ce qui signifiait remplir un formulaire de liste de passagers de navire américain et vendre des billets uniquement à ceux qui semblaient admissibles selon la loi américaine. Les chemins de fer canadiens ont également accepté de ne transporter que les immigrants légalement admis aux États-Unis vers des destinations américaines.
C’est sans doute la première occurrence d’un contrôle des flux migratoires par ricochet délégué à des acteurs privés. Ce type de contrôle joue un rôle primordial dans la gestion des flux, notamment irréguliers, au XXIe siècle.

Vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, les problèmes posés par le nombre croissant de tentatives de migration illégale par voie aérienne ont mené à l’adoption de nouvelles normes et pratiques recommandées par l’Organisation de l’aviation civile internationale. Ces mesures prévoyaient notamment que les transporteurs aériens ayant manqué à leurs obligations de contrôle lors de l’embarquement pourraient être sanctionnés et se voir imposer à leurs frais le réacheminement de la personne inadmissible. Ces mesures sont reprises dès 1985 par la convention d’application de l’Accord de Schengen (art. 26).
Les amendes aux transporteurs obligent donc ces derniers à s’assurer du strict respect par leurs passages des exigences d’admission à l’arrivée, notamment au moyen d’un logiciel mis au point par la corporation internationale des transporteurs aériens recensant les obligations de visa en temps réel. Si le montant maximum des amendes varie significativement d’un Etat européen à l’autre, il atteint des niveaux élevés : 30 000 euros en France, 100 000 euros en Espagne. Au regard de ces dispositions dissuasives, le contrôle préalable à l’embarquement opéré par le secteur privé paraît très efficace puisqu’en 2019, sur les quelque 60 000 refus d’entrée prononcés aux frontières aériennes de l’Union européenne, seuls 16 000 correspondaient à des motifs pouvant être anticipés (absence de passeport valide, de visa, ou signalement pour menace).
Néanmoins, dès que de nouvelles voies rentables et non contrôlées sont identifiées, les transporteurs peuvent avoir intérêt à développer des lignes dédiées à l’immigration irrégulière. C’est par exemple le cas de lignes low-cost dédiées au tourisme entre Haïti et le Suriname, par lesquelles des centaines de personnes ont pu s’introduire sur le territoire de la Guyane française.
Pour les Africains, c’est un « itinéraire de luxe » passant par l’aéroport de Bogota (Colombie) qui s’est mis en place. Historiquement, le nombre de migrants originaires d’Afrique a toujours été si faible que les autorités américaines ne les classaient même pas séparément dans leurs statistiques. Mais cette catégorie a augmenté de manière exponentielle. Selon les données du Custom and Border Patrol, le nombre d’Africains appréhendés à la frontière mexicaine est passé de 13 000 en 2022 à près de 60 000 au cours de l’année fiscale 2023. Les principaux pays africains concernés étaient la Mauritanie, le Sénégal, l’Angola et la Guinée.
Dans ce contexte, la diplomatie américaine a développé une nouvelle stratégie visant à priver de visa les propriétaires, directeurs et cadres supérieurs des compagnies organisant des vols charter ayant pour objectif principal l’acheminement de candidats à la migration irrégulière par ricochet, par exemple au Nicaragua ou en Colombie.
Ainsi, la compagnie Turkish Airlines a récemment annoncé mettre en place des contrôles supplémentaires à destination du Venezuela, du Mexique, de la Colombie ou du Brésil. En conséquence, des personnes de nationalités d’Asie centrale, cherchant à se rendre aux Etats-Unis en usant de leur passeport russe, ont vu leur voyage interrompu à Istanbul, alors que plus de 50 000 ressortissants d’Asie centrale ont été identifiés en 2023 à la frontière Sud des Etats-Unis.
En Europe, le rôle des transporteurs aériens dans la facilitation de la migration irrégulière a fait l’objet d’un début de reconnaissance, à l’occasion notamment des mouvements organisés par le régime biélorusse à la frontière polonaise. Ainsi, une proposition de règlement a été initiée en 2021 pour permettre de sanctionner les opérateurs de transport qui facilitent la traite des êtres humains ou le trafic de migrants. En pratique, la proposition de règlement permettrait à la Commission européenne de limiter l’accès d’un transporteur au ciel, au marché ou aux escales européennes. Cette proposition ne semble pas avoir fait l’objet de nouvelles discussions depuis…