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L’Equilibre du passage

Plusieurs chercheurs rattachés à des institutions françaises* ont récemment produit un papier de travail d’un grand intérêt pour comprendre la mécanique de la « contrebande » (smuggling) de migrants en Europe. A partir des données mises à disposition par Frontex sur les tentatives de franchissements irréguliers constatés, les auteurs construisent un modèle mathématique d’appariement (dit MortensenPissarides) pour étudier les interactions complexes entre migrants et passeurs, avec pour objectif de comprendre les conséquences des politiques visant à réduire les flux.

C’est la première étude recourant à ce modèle, qui fait l’hypothèse qu’un passeur se trouve dans la même situation qu’une entreprise recherchant un travailleur, hormis que c’est le travailleur qui va payer un salaire. Les paramètres du modèle sont modifiés en fonction des différentes politiques des pays d’origine, de destination et de transit. Il repose sur plusieurs suppositions :

– il n’existe pas de coût d’entrée pour les passeurs, ce qui correspond empiriquement à une grande partie du marché en Europe, composé d’intermédiaires nombreux, autonomes et en compétition ;

– le modèle intègre le risque de décès en route, les chances de réussir le périple, et enfin d’obtenir le statut de réfugié ;

– en cas de refus de demande d’asile à la frontière, le réacheminement est systématique. C’est une simplification car, sur la voie de la Méditerranée centrale, l’admission sur le territoire est presque systématique, même en l’absence de demande d’asile. Les conclusions du modèle n’en sont pas fondamentalement bouleversées ;

– en cas d’échec, il y a réitération du voyage depuis le début, ce qui constitue également une simplification, même pour la voie terrestre. Certes, comme le relèvent les auteurs, des milliers de personnes retournent en Allemagne après leur éloignement, mais une distinction peut être opérée entre les nationalités exemptées de visa, ou résidant dans les Balkans occidentaux, et celles plus lointaines et disposant de moindres possibilités de circulation. Néanmoins, hormis sur la voie aérienne, il est exact que les réacheminements ont généralement lieu à proximité immédiate de la frontière.

– la recherche de clients, que ce soit dans les gares, les cafés ou les marchés, à travers les réseaux sociaux ou de gré à gré, constitue une activité ayant un coût.

Cette recherche s’inscrit dans un courant grandissant consistant à appliquer à l’économie souterraine les mécanismes d’analyse issus de l’économie classique. La résolution du modèle permet de déterminer le ratio de passeurs par migrant, le prix du passage et le nombre de migrants et de passeurs. En l’espèce, de façon prévisible, les mesures de coercitions agissant soit sur les chances de réussite du voyage, soit sur celles d’admission à l’asile, parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, et ce au détriment de la satisfaction des migrants.

Pour y palier, le papier conclut sur le fait qu’une petite augmentation de nombre de visas délivrés produirait une réduction drastique du nombre de passeurs en raison de la diminution des candidats prêts à payer les frais de passages, le nombre total de migrants étant même finalement inférieur (point 5.2.1). Cet effet d’éviction des voies légales n’apparaît cependant valide que si les capacités financières associées au voyage irrégulier sont absorbées par la procédure légale, conformément à une autre étude de 2016 portant sur un système de visa temporaires vendus contre des sommes importantes (des dizaines de milliers d’euros) et provoquant la fin du marché du franchissement irrégulier.

En raison de la diversité des filières de contrebande, une reproduction de cette étude particulièrement féconde pourrait à l’avenir séparer les modalités de circulation (terrestre, aérienne ou maritime), en raison de leur impact fort sur les modalités de réacheminement, et opérer une distinction entre les nationalités concernées.

* Universités de Cergy, de Lille et ESSEC

Source

Olivier Charlot, Claire Naiditch, Radu Vranceanu, Smuggling of Forced Migrants to Europe: A Matching Model, Journal of Population Economics, vol 1, 2024