Depuis le 1er janvier 2024, les ressortissants du Kosovo peuvent se rendre au sein de l’espace Schengen sans obtenir préalablement un visa de court séjour. Le Kosovo était le dernier État des Balkans qui ne bénéficiait pas de ce privilège.
En effet, l’accession de l’Albanie (en 2010) et de la Géorgie (en 2017) à cette opportunité avait provoqué une forte augmentation des demandes d’asile correspondantes en Europe, et singulièrement, en France, ce qui avait freiné l’élargissement de la liste des pays exemptés de visa Schengen. Néanmoins, à compter de 2021, le nouveau contrat de coalition du gouvernement tricolore allemand a ouvert la voie à la demande kosovare. L’Allemagne était en effet l’un des derniers États européens importants, avec la France, à s’y opposer.
Les conséquences de cette ouverture sur l’augmentation de la demande d’asile en France, dont l’organisation sociale est particulièrement attractive pour les profils peu protégés, sont encore incertaines. En effet, depuis l’indépendance du Kosovo déclarée en 2008, plus de 185 000 Kosovars ont déposé une première demande d’asile dans un pays européen, soit près de 10% de la population totale, et l’équivalent d’un adulte en forme sur cinq dans le pays. Même si la population mobile du Kosovo a déjà largement quitté le pays dans la dernière décennie, il est possible que des personnes ayant émis un projet migratoire durant l’année 2023, et l’ayant décalé dans l’attente de l’exemption, se rendent courant 2024 en Europe pour s’installer.
Dans ce contexte, l’Union européenne pourra-t-elle revenir sur l’exemption de visa Schengen ? Malgré l’existence d’un mécanisme de suspension dédié (art. 8), les Etats n’ont jamais rétabli l’exigence de visa pour les pays les plus concernés.
A l’inverse, l’exemple du Canada vis-à-vis de la République Tchèque et de la Hongrie témoigne d’une utilisation remarquablement flexible de sa politique des visas pour sélectionner les flux migratoires et de demandeurs d’asile. Peu après la Révolution de Velours et la dissolution du Pacte de Varsovie, ces deux pays d’Europe centrale ont en effet rapidement bénéficié d’une exemption de visa de la part du Canada (en 1994 et 1996).
Mais le 6 août 1997, la diffusion à la télévision tchèque TV Nova d’une émission (Na vlastni oci) présentant de façon glorifiée le parcours de demandeurs d’asiles tchèques à Toronto en vivant de façon confortable a produit l’arrivée massive de demandeurs d’asile, pour l’essentiel s’identifiant à la minorité rom, et alléguant de persécutions perpétrées en République Tchèque. Il est d’ailleurs exact, en particulier dans les années 1990, que les minorités roms ont l’objet de campagnes de dénigrements, voire de meurtres haineux, en République Tchèque et en Hongrie. La semaine suivante, l’ambassade canadienne à Prague recevait des centaines d’appel quotidien.

Moins de deux après avoir consenti l’exemption tchèque, le Canada réintroduisait donc un visa pour cette nationalité au mois d’octobre 1997, et pour les ressortissants hongrois en 2001, pour la même raison. Cette année en effet, la Hongrie représentait la première nationalité des demandeurs d’asile dans le pays à la feuille d’érable.
A la fin de l’année 2007, la République Tchèque et la Hongrie rejoignent l’espace Schengen et ne sont dès lors plus libres de restaurer des exigences de visas individuellement (sur les passeports ordinaires), mais l’Union européenne souhaite préserver une certaine réciprocité dans le régime des exemptions, dont bénéficie évidemment le Canada. Aussi, dans le cadre des négociations commerciales, les exigences de visa sont-elles à nouveau levées pour les Tchèques et les Hongrois en 2008.
En conséquence, le nombre de demandeurs d’asile rom croît fortement (11 000 Hongrois en quatre ans, 1 800 Tchèques pour la seule année 2009). Encore une fois, il faut moins de deux ans pour que le Canada revienne sur l’exemption de visa de la République Tchèque. Cette dernière tente de répondre, mais ne peut pratiquer de rétorsion vis-à-vis du Canada en raison du transfert de la compétence des visas de court séjour à l’Union européenne. Prague rappelle son ambassadeur et impose un visa aux diplomates canadiens. Ce n’est qu’en novembre 2013 que le Canada retire à nouveau l’exigence de visa pour la République tchèque.
Pour répondre à la demande d’asile hongroise, le Canada a par ailleurs réformé son système national de détermination des réfugiés afin d’accélérer les délais de traitement et réduire l’attractivité de l’asile. Cette réforme, entrée en vigueur en 2012, coïncide effectivement à une réduction des demandes déposées.
Ce chapitre de la « guerre des visas » canadienne vis-à-vis des pays d’Europe centrale illustre l’utilisation réactive et efficace d’une suspension des visas par le Canada. Elle n’est d’ailleurs pas achevée, puisque la Roumanie se retrouve aujourd’hui dans la même situation. Pour accélérer la signature de l’accord économique global avec l’UE, le Canada a consenti à exempter de visa les ressortissants roumains à compter du 1er décembre 2017, tout en annonçant se garder le droit de reconsidérer cette décision si les tendances migratoires s’aggravaient. Les services ont d’ailleurs remarqué une hausse de la criminalité organisée d’origine roumaine au Canada, sans pour autant enclencher une démarche de rétablissement des visas à ce jour, malgré une hausse significative des demandes d’asile.

En Europe, l’hypothèse d’un afflux soudain de demandeurs d’asile kosovars pourrait constituer un test pour le nouveau mécanisme de suspension actuellement en rénovation.
Bibliographie
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