La Trace des fleuves

L’histoire récente des migrations en Europe, et plus spécifiquement de l’immigration en France depuis le XIXe siècle, font l’objet de développements récurrents qui ont participé à leur banalisation publique. Il n’en est pas de même des mouvements migratoires plus anciens, dont l’étude et la mesure ont été dans les dernières années spectaculairement renouvelées par les progrès de la paléogénétique. Ces études permettent aujourd’hui de trancher sur des débats ouverts par les linguistes et archéologues depuis des générations sur les origines des populations européennes.

Les hommes modernes ont quitté l’Afrique il y a au moins 60 000 ans. Au début de leur expansion en Eurasie, ils ont rencontré Neandertal, une autre espèce humaine, et se sont mélangés génétiquement avec lui. Arrivés en Europe il y a 45 000 ans, ces premiers arrivants n’ont pas laissé de trace génétique substantielle (2% environ) dans le génome des populations actuelles d’Europe.

A l’occasion d’un réchauffement lors de la dernière période glaciaire, aux alentours de 14 000 AE, des populations de chasseurs-cueilleurs se sont étendues vers l’Europe, si bien que la population Européenne, au sens large, se compose alors de trois groupes principaux s’étant séparés durant l’âge de glace : les chasseurs-cueilleurs de l’Ouest (WHG) identifiés par le cluster de Villabruna, les chasseurs-cueilleurs de l’Est (EHG) et les Anciens Nord Eurasiens (ANE), en provenance d’Asie centrale.

Le Néolithique s’est ensuite diffusé en Europe via la migration et notamment par l’arrivée de populations agricoles en provenance d’Anatolie. Ce sont les premiers agriculteurs européens (EEF), qui parviennent en France aux alentours de 5300 AE et laisse une empreinte génétique durable dans le patrimoine des populations actuelles.

Le troisième millénaire avant notre ère constitue enfin une période de grand bouleversements migratoires. Les pasteurs de la Steppe pontique (WSH), supposés être liés à la culture Yamna issue du Caucase, s’installent en Europe. Ce sont ce que les linguistes avaient déjà identifié par comparatisme littéraire comme les migrations indo-européennes. La culture campaniforme (Bell-beaker), nommée ainsi en raison de la forme de cloche de ses poteries, se développe et s’étend notamment en Europe occidentale, en contournant le centre de la France. Une étude (ayant porté sur un échantillon de plusieurs milliers de participants au don du sang et dont les quatre grand-parents sont nés dans l’Ouest de la France) a pu déceler un héritage campaniforme substantiel dans la génétique actuelle des populations de Bretagne occidentale. Le rôle de la Loire comme barrière génétique est avancé.

Une interrogation subsistait sur la réalité d’un changement démographique important en Europe de l’Ouest à la fin de l’âge de Bronze. Une recherche de 2022 s’est avérée « incapable de détecter de discontinuité génétique entre les communautés françaises de l’âge du bronze et du fer ». La diffusion des cultures de l’Âge de Fer associées aux Celtes (Hallstatt et La Tène) n’aurait donc pas été accompagnée de mouvements migratoires significatifs. Les résultats proposés « renforcent l’idée selon laquelle les « Celtes » dérivent de populations de l’Âge du Bronze locales qui ont progressivement évolué entre des groupes régionaux partageant certains traits culturels communs et liés par un réseau d’échanges culturels et biologiques ».

Par la suite, en dépit de leur immense impact culturel, ni l’expansion romaine, ni les « grandes invasions germaniques », ni aucune autre migration ultérieure, ne semblent avoir modifié substantiellement l’héritage génétique des populations modernes de la France, à la différence d’autres pays d’Europe. Ainsi, les sources germaniques contribueraient de façon majeure à l’héritage génétique de la population récente de l’Angleterre, ce qui est du reste cohérent avec la construction linguistique de l’anglais. Pour sa part, la région des Balkans a aussi été profondément impactée par l’arrivée des Slaves à compter du VIe siècle. La Hongrie enfin, par la honfoglalás au tournant du Xe siècle.

Une étude fascinante s’est penchée sur l’héritage génétique de la population française récente. En se fondant sur deux échantillon de quelques milliers de personnes nées avant 1950 en France, et en les comparant avec une base de données génétique des populations anciennes, les chercheurs ont cherché à retracer la relation entre les trois groupes ancestraux de chasseurs cueilleurs de l’Ouest (WHG), d’agriculteurs du néolithique (EEF), et de pasteurs des steppes (WSH), avec la population contemporaine. Le regroupement des résultats en plusieurs clusters fait apparaître de façon remarquable une séparation entre la France du Nord et du Sud, qui pourrait correspondre à la ligne de démarcation linguistique de Von Wartburg qui divise la France en langue d’Oc et langue d’Oïl, mais aussi une division générale des héritages génétiques par des fleuves : la Garonne et la Loire, et dans une moindre mesure, l’Adour.

Ces courants d’eau, en raison de la force de leur courant (bien supérieur à la Seine), ont donc constitué des barrières extrêmes aux mouvements de population puisque le mélange spécifique à chaque région des héritage génétiques des trois populations ancestrales était encore discernable dans le génome des populations nées jusqu’à la moitié du XXe siècle.

De façon méconnue, depuis le début de l’Âge de bronze jusqu’à l’ère récente, le phénomène ayant eu le plus d’impact sur la génétique des populations en France demeure l’épidémie de peste noire du XVe siècle. Cette dernière constitue un événement capital dans la démographie génétique de la France en raison du goulot d’étranglement (bottleneck) généré par la diminution brutale de la taille de la population.

Les développements rapides de la paléogénétique apporteront dans les prochaines années des compléments d’une précision inégalée à l’histoire de l’humanité. Elles peuvent être suivies sur le site du Collège de France.


Fu Q, Posth C, Hajdinjak M, Petr M, Mallick S, Fernandes D, Furtwängler A, Haak W, Meyer M, Mittnik A, Nickel B, Peltzer A, Rohland N, Slon V, Talamo S, Lazaridis I, Lipson M, Mathieson I, Schiffels S, Skoglund P, Derevianko AP, Drozdov N, Slavinsky V, Tsybankov A, Cremonesi RG, Mallegni F, Gély B, Vacca E, Morales MR, Straus LG, Neugebauer-Maresch C, Teschler-Nicola M, Constantin S, Moldovan OT, Benazzi S, Peresani M, Coppola D, Lari M, Ricci S, Ronchitelli A, Valentin F, Thevenet C, Wehrberger K, Grigorescu D, Rougier H, Crevecoeur I, Flas D, Semal P, Mannino MA, Cupillard C, Bocherens H, Conard NJ, Harvati K, Moiseyev V, Drucker DG, Svoboda J, Richards MP, Caramelli D, Pinhasi R, Kelso J, Patterson N, Krause J, Pääbo S, Reich D. The genetic history of Ice Age Europe. Nature. 2016 Jun 9;534(7606):200-5. doi: 10.1038/nature17993. Epub 2016 May 2. PMID: 27135931; PMCID: PMC4943878.

Saint Pierre A, Giemza J, Alves I, Karakachoff M, Gaudin M, Amouyel P, Dartigues JF, Tzourio C, Monteil M, Galan P, Hercberg S, Mathieson I, Redon R, Génin E, Dina C. The genetic history of France. Eur J Hum Genet. 2020 Jul;28(7):853-865. doi: 10.1038/s41431-020-0584-1. Epub 2020 Feb 10. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32042083/

Martiniano, R., Caffell, A., Holst, M. et al. Genomic signals of migration and continuity in Britain before the Anglo-Saxons. Nat Commun 7, 10326 (2016). https://doi.org/10.1038/ncomms10326