L’Enigmatique concurrence des visas (I)

Depuis 1999, les Etats membres de l’Espace Schengen se sont entendus pour adopter une liste commune de nationalités soumises à l’obligation de visa de court séjour pour franchir la frontière extérieure. Par la suite, le code communautaire des visas a consacré l’existence d’un visa uniforme permettant à son titulaire, qui en effectue la demande auprès du consulat de son choix, de se déplacer dans tout l’espace Schengen pour une durée inférieure à 90 jours.

Dans ce contexte, plusieurs publications, y compris officielles, ont fait état d’un phénomène de « visa shopping », c’est-à-dire le fait pour un demandeur de solliciter un visa dans un pays de la zone Schengen où l’obtention serait plus simple et rapide, pour se rendre ensuite en réalité dans une autre destination sans encombre. C’est le cas de la Lituanie qui est souvent mentionné, le pays étant réputé accepté les demandes dans plus de 90% des cas.

La réalité de ce phénomène est peu contestée. A ma connaissance, l’occurrence la plus ancienne du terme « visa-shopping » figure dans un rapport parlementaire de la chambre des représentants du Congrès américain de 1986. Dans ce contexte, l’expression désignait le fait, pour un demandeur, de se rendre auprès d’un consulat américain réputé plus négligent en matière de lutte contre la fraude (TdA) :

« Le shopping des visas n’est pas un nouveau phénomène, comme vous le savez bien, mais par le passé, de telles tentatives de fraude étaient normalement confinées à des postes dans un pays particulier ou même une région géographique. Dans les cinq dernières années, nous avons vu une évolution plus globale des tentatives d’acquérir frauduleusement des visas, par exemple : des Coréens à Athènes, à Nicosie et dans des villes d’Amérique du Sud, des Philippins et des Chinois en Allemagne, des Ghanéens, des Cubains, des Indiens, des Pakistanais et des Nigérians au travers de l’Europe Occidentale.

Dans certains postes, nous sommes au regret de le dire, près de la majorité de l’ensemble des demandeurs de visas qui sont auditionnés par des officiers consulaires s’engagent dans des tentatives frauduleuses d’obtention de leurs visas. Ceux qui « font les boutiques » pour des visas, soit individuellement soit comme courtiers, peuvent transférer leurs activités et déplacer les candidatures d’un pays à un autre en l’espace d’une semaine ou moins. »

Plus récemment, une étude sociologique de terrain attestait de l’existence de la pratique consistant à solliciter un visa auprès du consulat considéré comme le plus libéral, requalifiée à l’occasion en « stratégie d’adaptation par laquelle les migrants essaient d’atténuer l’incertitude qu’une culture de la suspicion, le pouvoir discrétionnaire du personnel consulaire, et l’hétérogénéité des critères opaques de prise de décision génèrent pour eux ».

Dans ce contexte, le système d’information sur les visas (VIS), alimenté par chacun des Etats Schengen, contribue à la réduction de ce risque en conservant une partie des données des demandeurs, afin d’éviter qu’une personne ayant essuyé un refus auprès d’un consulat candidate successivement auprès des autres.

Pour autant, le phénomène de visa shopping n’a jamais fait l’objet d’une étude quantitative visant à mesurer la taille de l’effet, d’une part, et les conditions de sa réalisation : différentiels de refus provoquant l’éviction de la demande, circonstances géographiques et autres. Le sujet demeure une friche intellectuelle.

Je propose donc en premier lieu de contrecarrer les exemples donnés concernant le visa shopping touristique. A cet égard, rappelons que la taille du réseau consulaire des Etats membres de l’espace Schengen est fort variable. Si quatre Etats (Allemagne, France, Italie et Espagne) sont représentés dans plus de 100 pays différents, l’Islande ne délivre des visas que dans cinq pays.

Or, il s’agit d’une distinction importante dans la mesure où le taux de refus de visa, la « suspicion consulaire », s’avère extrêmement variable selon la nationalité du demandeur. Un pays comme la Lituanie, qui est représentée en Afrique seulement Egypte et en Afrique du Sud, présente donc, par un effet de composition, un taux de refus des visas en moyenne faible.

Pour autant, lorsqu’on décompose le taux de refus pour l’Inde[1], pays donné en exemple du visa shopping car la demande de visa touristique y revêt une certaine crédibilité, le taux de refus en Inde de la Lituanie s’avère figurer parmi les plus sévères de l’Europe : le double de celui pratiqué par la France. Les données produisent le même résultat pour la Turquie, autre pays dans lequel un nombre important d’Etats européens ont implanté un consulat.

Il ressort de cette brève recherche qu’un touriste souhaitant se rendre à Paris pour visiter la Tour Eiffel serait bien mal avisé de présenter sa demande de visa auprès du pays affichant le taux de refus nominal le plus bas. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle ce phénomène n’est pas quantitativement observé dans la demande de visa auprès des consulats lituaniens.

[à suivre]


[1] L’année 2022, qui est celle de la rédaction de l’article visé, a été retenue pour l’analyse, mais les taux s’ordonnent globalement de la même façon pour la période antérieure au COVID (corrélation de rang de Spearman, rhô  = 0.68***)