La Distribution du fardeau (III)

UNE COMPTABILITE DE L’EPHEMERE

Le Haut-Commissariat aux Réfugiés jette un regard différent sur l’hébergement en camps selon qu’il survienne dans un pays à haut revenu ou un autre, et ce, au profit de la stratégie de levée de fonds que nous avons entrevue. Mais la complexité de la notion d’accueil n’est pas encore épuisée par ces considérations, car c’est avant tout le périmètre des personnes comptabilisées par l’agence des Nations-Unies qui implique des subtilités selon les pays.


En effet, dans la plupart des grands pays d’accueil, des groupes entiers de personnes ont été déplacés dans des situations d’urgence considérées comme vraisemblablement productrices de persécutions. Pour des raisons pratiques, il se peut alors souvent qu’il soit impossible de procéder à une détermination individuelle de la qualité de réfugié de chacun des membres du groupe. Le Haut-commissariat recourt dans de pareilles situations à une détermination collective de la qualité de réfugié, selon laquelle, sauf preuve contraire, chaque membre du groupe est considéré à première vue (prima facie) comme un réfugié[1]. Par exemple, toutes les personnes déplacées de force de Syrie vers la Turquie sont assimilées à des personnes réfugiées. Par analogie, les ressortissants Ukrainiens au sein de l’Union européenne, qui ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention de Genève, sont néanmoins comptabilisés.

Cette pratique de la reconnaissance prima facie, fondée sur le mandat de l’agence des Nations-Unies, est d’autant plus utile et nécessaire que dans les pays d’intervention, il n’est pas rare qu’aucune procédure de détermination nationale n’ait été instituée. Dans d’autre cas, il arrive les pays concernés n’ont même pas adhéré au protocole de Bellagio (ou en appliquant la réserve géographique) et ne reconnaissent donc pas le droit des réfugiés issu de la convention de Genève. C’est le cas de la Turquie, de la Jordanie, du Liban, du Pakistan et du Bangladesh. En tout, dans une cinquantaine de pays, l’ONU est la seule autorité en charge de la détermination du statut de réfugié.  

En Europe en revanche, la détermination du statut se fait par demande individuelle. Dès lors, le Haut-Commissariat intègre dans ses statistiques les personnes reconnues comme protégées, et de façon variable, les demandeurs d’asile en attente d’une réponse. Mais cette comptabilité ne rend pas compte véritablement de la notion d’accueil au même sens que les pays d’intervention du Sud. En effet, les personnes déboutées de leur demande d’asile (ou n’en ayant pas déposé), et qui se maintiennent sur le territoire européen, ne sont pas intégrées. Or, même en situation irrégulière, elles y bénéficient de droits et de garanties fondamentales dont le niveau est en réalité plus élevé que les réfugiés mandataires en Ethiopie, ou au Bangladesh.

Comme nous l’avons vu précédemment, la notion d’accueil intègre, du point de vue du Haut-Commissariat aux réfugiés, la situation de personnes assignées à des camps temporaires dans les pays du Sud. Dans ce contexte, il ne paraitrait pas absurde de considérer que les déboutés du droit d’asile qui se maintiennent dans dans les pays développés y bénéficient d’un statut de « réfugié de fait » et qu’ils y sont « accueillis ».

Or, une telle définition renverserait drastiquement la géographie de l’accueil, dans la mesure où la France, par exemple, refuse près de deux demandes sur trois, et qu’une grande majorité des concernés y demeurent.


Une autre circonstance ouvre à dispute le périmètre de comptabilisation du Haut-Commissariat. Comme celui-ci le relève, près de 78% des réfugiés déplacés dans le monde se trouvaient en 2019 dans une situation prolongée (protracted situation) : « Il n’est pas rare de voir des générations entières de familles passer leurs vies dans des camps. L’Iran et le Pakistan, par exemple, accueillent 2,4 millions de réfugiés afghans depuis quarante ans ». Dans cet intervalle, les personnes concernées sont demeurées réfugiées, parfois même leurs enfants.

A cet égard, le droit de la nationalité joue un rôle important. En effet, en France, les réfugiés statutaires (mais pas les bénéficiaires de la protection subsidiaire) peuvent prétendre à la naturalisation dès la reconnaissance de leur statut (article 21-19 du code civil), soit moins de deux ans après leur arrivée. Les autres personnes protégées le pourront après un délai de cinq ans. Au terme d’une dizaine d’années, les conditions exigées sont généralement remplies. Or, l’acquisition de la nationalité française (par déclaration ou naturalisation) fait perdre ex officio la qualité de réfugié, dont la personne concernée n’a plus besoin, et par voie de conséquence, la fait sortir de la comptabilité de l’accueil.

A l’inverse, dans la plupart des pays d’accueil à revenus intermédiaires ou inférieurs, la citoyenneté est difficilement accessible voire interdite aux réfugiés. En Turquie, les Syriens arrivés après 2011 ne peuvent être naturalisés que par le mariage. 750 000 enfants nés en Turquie seraient ainsi apatrides. Paradoxalement, les apatrides étant comptabilisés par l’ONU, une législation restrictive en matière de nationalité peut même améliorer le bilan statistique d’un pays d’accueil, selon la méthode de calcul retenue. Une pratique extensive de la naturalisation produit mécaniquement l’effet inverse en supprimant tant l’apatride que la notion d’asile.

Dans les pays à revenus intermédiaires et inférieurs, celle-ci a conservé une dimension proche de l’hospitalité, elle s’apparente à un accueil conditionnel et temporaire, et non à l’adoption pleine et définitive à la communauté nationale, qu’elle est devenue dans les pays occidentaux. Alors que les retraits de protection sont rares dans la plupart des pays d’Europe, et que la migration de retour y est anecdotique, elle est organisée par les pays d’accueil d’Afrique et du Moyen-Orient dès que les conditions le permettent. Le Haut-commissariat aux réfugiés, qui y participe, parle alors souvent de rapatriement. À en croire ses données, dans les dix dernières années, le Pakistan, la Turquie et l’Ouganda ont organisé le retour d’un demi-million de personnes chacun, contre moins de 10 000 pour l’ensemble de l’Union européenne, dont 221 pour la France[2].

Toutes ces notions concourent à relativiser le caractère inégal de la répartition du fardeau (burden), tel que suggéré par le Haut-commissariat aux réfugiés.


[1] HCR, Guide et Principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, réédité en décembre 2011, HCR/1P/4/FR/REV.3 (ci-après « Guide du HCR »), para. 44.

[2] Sans doute pour des raisons pratiques, le manuel de statistique du HCR mêle le retour des réfugiés, des demandeurs d’asile, des bénéficiaires d’une autre protection, et des anciens protégés.

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