La Distribution du fardeau

LA BOURSE OU L’ASILE

Plusieurs universitaires et groupes d’intérêt (Amnesty InternationalOxfam) soulignent régulièrement que les pays développés, dont ceux de l’Union européenne, ne constituent pas la première destination des migrants dans le monde, et n’accueillent à ce titre qu’une part très minoritaire des réfugiés, loin derrière la Turquie (près de 4 millions de réfugiés), l’Ouganda ou encore l’Ethiopie.

Ces données, et cette comparaison, proviennent du rapport sur les tendances globales produit chaque année par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR). Plus exactement, elles constituent un élément de langage central du plaidoyer de l’institution, comme celle-ci l’explique :

« Le Pacte mondial sur les réfugiés souligne l’importance d’un plus grand partage des responsabilités et du fardeau. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’accueillir des réfugiés, le poids n’est pas également partagé. […] Le HCR a utilisé la catégorisation des régions développées et en développement pour souligner la responsabilité disproportionnée de l’accueil des réfugiés qui incombe aux régions en développement. »

L’information beaucoup reprise est donc celle selon laquelle, en 2021, « 83% des réfugiés sont accueillis dans les pays à revenu intermédiaire ou inférieur ». Ce chiffre varie selon qu’est prise en compte la classification des pays établie par la Banque Mondiale, ou celle du programme des nations-unies pour le développement, ou encore des catégories géographiques. Cette statistique intègre parfois toutes les personnes « en demande de protection », c’est-à-dire celles bénéficiant d’une protection reconnue, (réfugié, protection subsidiaire et autres formes de protection), mais aussi des demandeurs d’asile, et différentes catégories[1]. En 2022, les Ukrainiens déplacés par la guerre, et les millions de Vénézuéliens ayant quitté leur pays[2] sont intégrés au calcul, ce qui a fait augmenter un peu la part des pays à hauts revenus.

Quel que soit le calcul retenu ou l’année considérée, le résultat est indiscutablement le même : les pays riches, l’Europe, ou l’Union européenne, accueillent sur leur territoire une fraction très minoritaire des migration internationales forcées, soit entre 17% et 25%. Dès lors, le poids (burden) des réfugiés doit-il être considéré comme déséquilibré ?

Il est certes possible de considérer que ces mêmes pays développés représentent une part également infime de la population mondiale (15-20% selon les définitions retenues) et qu’en conséquence, ils accueillent déjà une proportion de la population réfugiée supérieure à leur propre importance démographique. De façon cynique, il pourrait aussi être remarqué que les pays développés sont à l’origine de moins d’un 1% des personnes en besoin de protection, et que bien peu de leurs réfugiés sont accueillis par des pays à revenus inférieurs[3].

Mais la notion d’accueil ne peut être résumée à celle de la localisation géographique. En premier lieu, c’est surtout la contribution financière des pays développés à la prise en charge des réfugiés qui n’est pas reconnue dans cette communication. Or, la raison première de ce plaidoyer est la collecte de ressources. Le Haut-Commissariat se finance au travers de contributions volontaires récoltées soit de façon périodique (appel global), soit à l’occasion de campagnes d’appels thématiques (Rohingya, Ukraine, Venezuela…). Les contributeurs ont aussi la possibilité de flécher (earmark) leurs donations de façon plus ou moins lâche. En 2021, le budget final du Haut-Commissariat, qui se fonde sur une estimation des besoins à venir, était de 9,3 milliards de dollars. Mais les dépenses exécutées se sont élevées à 4,9 milliards seulement, en raison de fonds disponibles plus limités. Cette institution se trouve donc en besoin de financement chronique.

De façon prévisible et compréhensible, les contributeurs sont presque exclusivement issus des pays développés. L’Amérique du Nord (45%), l’Australie et la Nouvelle-Zélande (1,2%) et l’Europe (44%) contribuent à hauteur de 90% des recettes privées et gouvernementales de l’UNHCR. Les autres contributeurs développés se répartissent entre le Japon et la Corée du Sud, à hauteur de 6%), puis les pays de la péninsule arabique, qui ne dépassent pas une part de 2,5%. Enfin, outre les contributions gouvernementales, les agences de l’ONU financent également une petite partie de l’activité du Haut-Commissariat (2% du total).

A l’inverse, de façon tout aussi attendue, les dépenses sont essentiellement affectées aux régions à revenus intermédiaires, même si les coûts de fonctionnement y sont aussi moins élevés. 

En dehors des fonds transitant par les Nations-Unies, l’Union européenne consacre aussi des sommes importantes, plus de 10 milliards d’euros depuis 2011, à l’appui de la Turquie dans l’accueil des déplacés syriens au travers d’un mécanisme de conditionnalité ayant permis, à compter de 2016, de réduire les flux migratoires sur la frontière orientale.

Or, le fait que la communauté internationale – essentiellement les pays à hauts revenus donc – soit prête à mobiliser des sommes de ce type, a entraîné la constitution d’un phénomène de rentes liées à l’accueil des réfugiés (refugee rent-seeking states). Cette circonstance a fait l’objet d’une importante littérature académique dans les dernières années, qui distingue les différents cas dans lesquels les Etats d’accueil sollicitent des moyens supplémentaires. Ils agissent alors soit par la menace de l’expulsion ou d’un relâchement des frontières, soit plus simplement par la promotion de leur rôle auprès des institutions internationales.

A plusieurs reprises, entre 2012 et 2019, le Pakistan a ainsi menacé d’expulser les réfugiés afghans et le Kenya a feint de démolir le camp de Dadaab et d’expulser les réfugiés somaliens. Les gouvernements ont ainsi obtenu plus de 300 M$ d’aide au total[i]. La Jordanie et le Liban ont engagé une stratégie similaire, qui leur a permis d’obtenir de l’Union européenne des plans de réponses comprenant des engagements en matière de protection à hauteur de 700 M$ et 400 M$[ii]. En Amérique du Sud, où les Vénézueliens répondent à la définition régionale du statut de réfugié tel que définis par la Convention de Carthagène, le gouvernement Colombien est parvenu à obtenir 270 M$, une somme par réfugié néanmoins bien inférieure à la rente du Moyen-Orient[iii].

Du point de vue des ressources financières, il est donc incorrect de considérer qu’il existe un partage inéquitable de la charge de l’asile dans le monde du seul fait de la répartition géographique des réfugiés, dans la mesure où les pays développés financent in fine la quasi-totalité des dépenses liées aux différents régimes de l’asile, y compris dans les pays des Sud.

On peut toutefois convenir que les montants concernés demeurent finalement très modestes au regard des enjeux humanitaires et de l’importance du travail réalisé pour la protection de millions de personnes. Mais l’argent ne constitue qu’un aspect du problème, ce que la communication un peu ingrate du Haut-Commissariat ne précise pas davantage.

[à suivre…]


[1] En revanche, elle n’inclut pas les déplacés internes et les réfugiés palestiniens, qui ressortent d’un statut sui generi.

[2] Ils relèvent du mandat du HCR au titre de la Déclaration de carthagène.

[3] Pour être précis, quelques milliers de Croates sont réfugiés en Serbie, et des Chiliens au Mexique.


[i]Micinski, Nicholas. (2021). Threats, deportability and aid: The politics of refugee rentier states and regional stability. Security Dialogue. 096701062110274. 10.1177/09670106211027464.

https://www.researchgate.net/publication/366963389_Threats_deportability_and_aid_The_politics_of_refugee_rentier_states_and_regional_stability

[ii]Tsourapas, Gerasimos. (2021). The perils of refugee rentierism in the post‐2011 Middle East. Digest of Middle East Studies. 30. 10.1111/dome.12252. https://www.researchgate.net/publication/355468129_The_perils_of_refugee_rentierism_in_the_post-2011_Middle_East

[iii] Luisa F. Freier, Nicholas R. Micinski & Gerasimos Tsourapas (2021) Refugee commodification: the diffusion of refugee rent-seeking in the Global South, Third World Quarterly, 42:11, 2747-2766, DOI: 10.1080/01436597.2021.1956891