L’ALLEMAGNE DES STEPPES
Le débat public sur les questions migratoires s’empare souvent des nombres et des grandeurs : demandes d’asile, franchissements irréguliers, populations réfugiées. Lorsqu’il se déplace sur la question de l’intégration, des niveaux d’emploi ou d’études sont généralement convoqués. Globalement, ces sujets semblent être convenablement couverts par la statistique publique, qui permet diverses comparaisons entre pays européens.
Néanmoins, la dimension pluri-générationnelle de la migration demeure difficile à saisir, au moins à l’échelle européenne, en dépit de l’importance qu’on peut raisonnablement lui attribuer. C’est-à-dire qu’il est délicat d’évaluer la proportion, dans un pays ou un autre, des habitants qui sont issus de l’immigration, au-delà des personnes elles-mêmes immigrées.
Dès lors, l’ensemble des discussions et comparaisons en la matière sont suspendues à une contextualisation générale du fait migratoire dans chacun des pays concernés, qui est rarement exécutée au-delà de la « première génération ». A partir de données d’Eurostat portant sur la force de travail, de qualité moyenne, il est possible de réaliser cette synthèse pour la seconde génération.

La cartographie de l’Europe que les données de la seconde génération font apparaître ne surprend guère. L’impact pluri générationnel de l’immigration extra européenne sur la tranche d’âge de 15 à 29 ans est plus fort en Europe de l’Ouest que dans les pays appartenant anciennement au Bloc de l’Est. La France s’insère à un rang moyen en ce qui concerne les origines extra UE (15%), et même bas en ce qui concerne les origines intra UE (2%).
Cette comparaison est cohérente avec celle souvent réalisée en ce qui concerne la demande d’asile en Europe, ou bien l’immigration légale des vingt dernières années : l’Allemagne, en particulier, est davantage touchée par le phénomène migratoire. La France a pour sa part la spécificité d’être une destination d’accueil depuis plus longtemps. Pour cette raison, elle accueille une proportion relativement importante de descendants d’immigrés au regard de sa population ayant personnellement une expérience migratoire. Les données d’Eurostat sont confortées par celles de l’OCDE.
Néanmoins, cette carte ne dit pas tout, puisqu’on reste sans information à ce stade sur la répartition par pays d’origine de l’immigration extra européenne, que l’on peut supposer variée à raison de l’histoire migratoire de chaque Etat. Les données issues des mêmes enquêtes, mais consultées à l’échelle nationale, permettent toutefois de réaliser une comparaison des origines rencontrées en Allemagne et en France.

En France, l’origine géographique de la population issue de l’immigration est d’abord essentiellement l’Afrique (48%), puis l’Union européenne (29%). Il y a ensuite une grande dispersion des origines, à la fois d’Europe (6%) et d’Asie (7%), sans qu’aucune nationalité ne se distingue particulièrement, hormis peut-être la Turquie (4%).
Le tableau est très différent pour l’Allemagne. L’origine nationale y est un peu plus souvent européenne (de l’Union (36%) comme en dehors (11%)) ou turque (6%), ce qui est un fait connu. Comme attendu aussi, les migrations de 2015 ont entraîné l’apparition récente d’une nouvelle composante dans la démographie de l’Allemagne, issue du Moyen-Orient (10%) et d’Afghanistan (1%).
Mais c’est le poids de la Russie (6%) et du Kazakhstan (5%) qui peuvent surtout surprendre le lecteur, s’il n’a pas connaissance de l’histoire migratoire de la République fédérale. En effet, l’Allemagne a privilégié tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle, par le droit du sang (Blutrecht), une immigration ethniquement allemande disséminée lors des siècles précédents dans l’Europe de l’Est, et désignés comme Aussiedler.
Ces émigrés sont issus de plusieurs mouvements de colonisation s’inscrivant dans une « poussée vers l’Est » (Drang nach Osten) séculaire. En 1762 les édits de Catherine II, impératrice allemande de la Russie, encouragèrent ainsi les étrangers à venir peupler les rives de la moyenne Volga. Cette politique aboutit des peuplements dotés d’une identité germanique. Par la suite, entre 1936 et 1945, l’URSS organisa le déplacement forcé de centaines de milliers de Wolgadeutsche vers le Kazakhstan. D’autres groupes sont constitutifs de l’implantation germanique à l’Est, dont les germano-baltes issus des croisades teutoniques et porte-glaives.
La fin de la Seconde guerre mondiale entraîna l’expulsion en masse des allemands implantés à l’Est. La réunification allemande, concomitante à l’éclatement de l’URSS, poursuivit le retour des allemands ethniques vers leur patrie originelle.
Le poids important de l’immigration au sens large, dans la population allemande actuelle, doit donc être reconsidéré avec ces réserves. Le fait que le Kazakhstan et la Russie représentent chacun une origine géographique plus fréquente que l’ensemble de l’Afrique (5%) est une variable majeure, notamment si on s’attache à l’étude des questions d’intégration, ou encore aux attitudes politiques des populations autochtones.
Elle permet aussi de réaliser que la crise de 2015 a constitué un phénomène radicalement nouveau pour la population allemande, avec l’arrivée massive de populations non européennes et dépourvues de titres, alors que l’immigration en provenance de Turquie s’était inscrite, pour l’essentiel, dans les programmes légaux d’immigration professionnelle (Gastarbeiters) maintenus jusqu’au début des années 1970..
Références
Alicheva-Himy, Bakyt. « Russification, « kazakhization » ou retour dans la Urheimat ? Le dilemme identitaire des Allemands du Kazakhstan », Études Germaniques, vol. 245, no. 1, 2007, pp. 181-195.
Oltmer, Jochen. « Faits migratoires et récits historiques en Allemagne fédérale depuis 1945 », 20 & 21. Revue d’histoire, vol. 143, no. 3, 2019, pp. 27-39.
Méthode
La lacune statistique du comparatif européen de la seconde génération s’explique en premier lieu par des raisons méthodologiques qui tiennent notamment au recueil de la donnée, dans la mesure où le pays de naissance des parents n’est généralement pas demandé lors du recensement de la population. Il faut donc recourir à des enquêtes, par sondage. Par ailleurs, chaque individu ayant deux parents, la réponse « issu ou non de l’immigration » ou « pays de naissance des parents » comporte inévitablement une ambiguïté à laquelle les pratiques nationales répondent variablement (en France, le père, mais la mère en Autriche). Enfin, le détail du « pays d’origine » (Herkunftsland) – pour reprendre la formule employée par la statistique allemande – n’est pas toujours connu. Or, là aussi, cette information s’avère vraisemblablement d’une importance cardinale si le débat se transporte ensuite sur le thème de l’intégration des immigrés et de leurs descendants immédiats.
Il existe cependant des données pouvant dessiner quelques réponses. A l’échelle européenne, Eurostat rassemble les enquêtes portant sur la main d’oeuvre (Labour force survey), qui constituent une porte d’entrée peu ostensible sur le thème. La série qui en découle (lfsa_pgaccpm) permet de distinguer les individus relevant d’une tranche d’âge donnée en fonction de leur statut migratoire et de celui de leurs parents, ou encore par région de naissance de ces mêmes personnes. Les données obtenues doivent néanmoins être considérées avec un peu de prudence, les méthodes pouvant légèrement varier (et c’est le cas en France et en Espagne). Pour certains pays, les données sont signalées comme peu fiables. Je les ai donc retirées.
Les enquêtes relatives à l’emploi proposent en général davantage de précisions lorsqu’elles sont consultées à l’échelle nationale. En France, les résultats de l’enquête emploi sont en partie consultables et il est possible d’y ajouter celles issues du recensement de la population. En Allemagne, l’administration de la statistique réalise le même travail et en publie une partie. En Autriche, les données sont publiées selon une nomenclature très frustre. Toutes ces données sont produites suivant des périmètres distincts, et il est donc difficile de les comparer. En France par exemple, le choix a été fait de classer les descendants d’immigrés n’ayant pas déclaré le pays de naissance du ou des parent(s) immigré(s) dans la catégorie « Amérique, Océanie », mais cela change peu les résultats. Mayotte n’est pas non plus intégrée dans les données. Il est toutefois possible par rassemblement de catégories de réaliser une comparaison par région et grands pays entre l’Allemagne et la France.
Il existe aussi d’autres sources. En France par exemple, l’enquête Trajectoires et Origines, réalisée à deux reprises par l’INSEE et l’INED, permet d’estimer avec une granularité fine le poids démographique des secondes – et même des troisièmes – générations, et d’explorer les trajectoires scolaires, professionnelles et résidentielles de celles-ci.
Elle n’est hélas que très partiellement publique en raison du secret statistique.