Le Nom de la crise

Les mouvements de population survenus en Méditerranée et dans les Balkans occidentaux au cours de l’année 2015 ont été communément qualifiés de crise « des migrants » ou « des réfugiés » dans la presse et le débat public.

Cette qualification est cependant largement contestée dans le milieu académique et militant qui lui préfère l’expression de « crise de l’accueil »i. Karen Akoka, maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris Nanterre, résume ainsi la problématique du terme « crise des migrants » :

En parler pour l’Europe voudrait dire qu’on serait face à un afflux inédit qui mettrait en danger les économies et les équilibres des pays du continent […] Il n’y a pas de crise des migrants, ni de crise des réfugiés, mais bien une crise des politiques d’hospitalité et de solidarité.

Karen Akoka, politologue

En effet, la crise se définit généralement comme un événement exceptionnel, qui appelle une modification des habitudes de plus long terme. Au sujet des événements de 2015, il paraît donc pertinent d’interroger la réalité du caractère inédit du niveau de la demande de protection ou, à l’inverse, des capacités affectées à leur prise en compte. En effet, parler d’une crise de l’accueil revient de la même façon à dire qu’il a existé une perturbation des capacités normales et habituelles des Etats européens en matière d’accompagnement des demandeurs d’asile.

La crise de 2015 a-t-elle été provoquée par une raréfaction des capacités d’accueil, une réduction inédite des moyens visant à « garantir l’accès au droit d’asile » ? S’il est difficile, en l’état des données existantes, de réaliser un comparatif européen en la matière, une rétrospective des moyens d’accueil déployés en France à ce titre est possible, tant en termes de places d’hébergement que de crédits budgétaires.

Or, il s’avère que ces différents indicateurs font apparaître une augmentation continue des moyens sur cette période, et non une réduction. La mise en graphique de ces données avec pour référence l’année 2006 l’illustre de façon éclairante.

Le sociologue Julien Damon, qui a réalisé une rétrospective de plus long terme sur l’hébergement d’urgence, relève que l’Etat finance chaque soir 100 000 places d’hôtel, notamment mais pas exclusivement pour les demandeurs d’asile. Cela correspond à 20% des nuitées hôtelières en France, quand ce type d’hébergement n’existait pas en 1995.

Pour cette raison, il paraît incorrect – et plutôt injuste – d’employer, dans le cas de la France, l’expression de « crise de l’accueil ». Au contraire, des efforts constants ont été déployés afin de non seulement maintenir les moyens existants, mais aussi de les augmenter au fur et à mesure de la croissance des demandes. Le montant dédié à chaque demande d’asile oscille ainsi autour de 10 000€ (2022) par an. Les moyens financiers affectés en valeur absolue ont triplé entre 2006 et 2020. Il n’y a donc jamais eu d’abandon de la politique d’accueil.

En revanche, la demande d’asile tend à augmenter de façon plus importante et plus rapide, si bien que les moyens ne suffisent jamais à prendre en charge intégralement les demandeurs d’asile, notamment en termes d’hébergement. Tendanciellement, un quart d’entre eux n’en disposent pas. A l’inverse, près de 10 % des logements en CADA sont occupés par des personnes ayant été reconnues réfugiées, ou ayant été déboutées de leur demande, et donc dites « en présence indue » dans le dispositif d’accueil. La crise est seulement causée par l’écart entre demande d’asile en hausse rapide et capacités d’accueil en augmentation moins rapide.

En dépit de cette circonstance, la défiance lexicale se retrouve dans les autres langues, et la recherche anglophone privilégie aussi l’emploi de l’expression « crise des réfugiés » avec des guillemets, ou précédée de « so-called ». Son alternative « crise de l’accueil » semble connaître une certaine prospérité puisqu’on la rencontre désormais dans la presse grand public. D’où vient cette insistance à parler d’une crise de l’accueil alors que jamais il n’a été consacré autant de financements à l’accueil ?

Peut-être ce choix des terme permet-il de déplacer l’enjeu des débats vers la question du financement. Car même si les narrations ne manquent pas d’insister sur l’opportunité que représente la migration de demandeurs d’asile – « l’inestimable richesse potentielle que le mot crise rend difficile à voir »ii – ce sont avant tout des moyens supplémentaires réels qui sont sollicités par les organisations en charge de l’accueil.

En tout état de cause, le choix de formules faisant reposer l’origine de la crise sur l’action européenne s’inscrit dans une réflexion visant à modifier le regard porté sur les migrations et la façon dont il en est rendu compte par les médias. Un nombre important d’initiatives ont ainsi porté, depuis la crise de 2015, sur les bonnes pratiques devant être adressées aux journalistes.

Si parler de crise de l’accueil paraît inadapté, peut-on pour autant parler de crise des réfugiés ou des migrants à propos des événements de 2015 ? Cela ne va pas de soi, un autre billet pourra l’évoquer.

[à suivre…]

Méthode

En ce qui concerne les capacités de logement, le dispositif national d’accueil (DNA) prévoit historiquement un hébergement temporaire du demandeur, et donc un parc immobilier qui comprenait quelque 2 500 places à la fin des années 1980. En 2003, la directive « accueil » établit des normes minimales au sein de l’Union européenne afin de généraliser cet hébergement. Les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) constituent l’hébergement de référence pour les demandeurs d’asile en procédure normale. Pour pallier le manque de places chroniques de CADA, un dispositif d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA) s’était développé dans les vingts dernières années. D’autres dispositifs se sont encore ajoutés. Néanmoins, la collecte pluriannuelle de statistiques précises sur l’ensemble de ces dispositifs accessoire est complexe, selon que l’estimation est produite en début ou en fin d’année, que les capacités sont appréciées de façon théorique, disponible ou occupées. Pour ces motifs, il est proposé de se concentrer sur les seules capacités des CADA.

Par ailleurs, une allocation complémentaire de subsistance a été créée et attribuée aux demandeurs d’asile durant toute la durée de la procédure d’instruction de leur demande. Son montant varie selon la composition familiale des demandeurs et leur mode d’hébergement. Ces conditions matérielles d’accueil (CMA) sont financées par l’État, aux côtés de l’ensemble des coûts générés par la demande d’asile, dont son instruction. Les deux programmes financiers concernés sont réorganisés en 2007 en même temps qu’est constituée une administration centrale unique dédiée aux étrangers en France. Les données portant sur les crédits exécutés (sous la forme d’autorisations d’engagement) sont donc consultables dans les rapports annuels de performance du ministère des finances à compter de l’année 2006. Auparavant, le cadre comptable et budgétaire de l’État reposait sur une ordonnance ancienne rendant la rétrospective fastidieuse. L’impact de l’inflation a été pris en compte et les données ont été calculées en euros de 2022.

i Annalisa Lendaro, Claire Rodier, Youri Lou Vertongen, La crise de l’accueil : Frontières, droits, résistances, La Découverte, 320 p.

ii Xavier Alcalde, Why the refugee crisis is not a refugee crisis, Refugees welcome, novembre 2016