La communication humanitaire fait l’objet depuis une vingtaine d’années de nombreuses études constatant l’appropriation, par la sphère des organisations de solidarité, des stratégies issues des entreprises marchandes. A ce titre, de plusieurs organisations relatives aux migrations et aux réfugiées tendent à mobiliser des narrations et discours de crise facilitant l’émotion, la pitié, et encourageant la collecte de fondsi.
SOS Méditerranée est une association de recherche et sauvetage en haute mer créée en 2015 et intervenant près des côtes libyennes sur la route migratoire de la Méditerranée centrale. Ses rapports d’activité annuels constituent un champ d’étude exemplaire de l’utilisation des imaginaires humanitaires à des fins de communication institutionnelle.
La consultation de ces documents fait apparaître que sur 63 photographies de migrants secourus – d’une dimension permettant de les discerner – plus de 90 % représentent majoritairement des personnes d’origine subsaharienne. Les exceptions se trouvent notamment dans les rapports de 2022 (pp. 8, 29 et 30), et de 2020 (pp. 14 et 22).
Le nombre de personnes représentées varie d’un rapport à l’autre mais, à l’exception de l’année 2020, les images privilégient toujours ostensiblement les personnes d’origine subsaharienne : de 70 à 99 %. C’est encore plus vrai dans les gros plans et les portraits accompagnés d’un récit. Sur les couvertures, seule l’année 2020 ne met pas exclusivement en image des ressortissants d’Afrique subsaharienne.
Or, les données portant sur les personnes ayant franchi la Méditerranée centrale, où opère SOS Méditerranée, font apparaître une répartition des nationalités nettement distincteiii. En effet, à compter de 2017 et de l’intervention de l’Union européenne auprès des autorités libyennes, les prix des traversées ont connu une augmentation significative, faisant presque disparaître les ressortissants subsahariens de la traversée, et ce jusqu’à la fin de l’année 2022. Bangladais, Tunisiens et Égyptiens constituent dès lors de très loin le premier contingent à l’arrivée des côtes italiennes sur cette période.

Il en découle un écart important, durant ces années, entre la communication adoptée et la réalité des situations rencontrées en mer par l’organisation et ses membres. Comment l’expliquer ? La représentation des personnes noires, et plus généralement la réutilisation de différents stéréotypes sur l’Afrique par ailleurs dénoncés, constituent un outil récurrent de la communication humanitaire, indépendamment du sujet abordéiv.
Mais en l’espèce, dans le contexte des migrations irrégulières, se jouent aussi d’autres enjeux. En effet, les opérations de sauvetage mises en œuvre par des organisations privées en Méditerranée sont contestées. L’action de ces dernières est accusée de participer, involontairement, à l’attrait de la migration irrégulière et à la réduction des coûts des passeurs opérant, notamment, depuis la Libyev.
Dans ce cadre, il importe pour SOS Méditerranée d’insister sur un récit, celui de migrations forcées rendues nécessaires pour fuir la Libye vers laquelle les populations subsahariennes les plus pauvres se sont rendues, par nécessité ou proximité. Les témoignages sensés rendre compte de la situation renforcent cette narration (Les passages en gras sont soulignés par moi) :
« La liberté n’existe pas en Libye, nous sommes tous enfermés. J’ai été forcé à travailler, battu, et je recevais à peine de quoi me nourrir. Je ne savais pas que nous serions si nombreux sur l’embarcation, mais je n’ai pas pu refuser de monter à bord car ils avaient des armes. Personne ne savait naviguer. Je suis parti parce que mes parents n’avaient pas d’argent. Je ne voulais pas aller en Europe, mais je n’avais pas d’autre choix. » (Rapport 2021, p. 2)
» J’ai demandé où on allait et on m’a répondu ‘En Europe’… Quand le soleil s’est levé j’étais terrifiée d’être au milieu de la mer. J’ai vu les autres pleurer, vomir, prier, je ne bougeais pas… Sur l’eau tout le monde se pousse, nous sommes écrasés les uns sur les autres. Si tu tombes à l’eau, personne ne peut rien faire et tu meurs. » Efia, 17 ans, a fui un mariage forcé au Ghana. Après une traversée du désert de 3 semaines, elle a été enfermée dans un camp en Libye où elle a enduré les pires exactions, avant d’être poussée en mer. (Rapport 2017, p. 2)
Toutefois, ces témoignages uniformes ne sont pas fidèles à la diversité des situations observées au large de la Libye, où les migrants sont parvenus, souvent par avion, au terme d’un voyage planifié et payé cher. Les Égyptiens ont longtemps été défendus de se rendre en Libye par leur propre gouvernement, de crainte pour leur sécurité. Ces restrictions ont été assouplies en 2021, ce qui a rendu l’accès à l’ouest de la Libye beaucoup plus facile, notamment grâce à des vols directs vers Tripoli et Misrata. La présence de Bangladais sur cette route s’explique quant à elle par une route consistant à se rendre de Dacca à Tripoli via Dubaï, au moyen d’un visa touristique, ou de contrats de travail fictifs. Ces situations sont toutefois dissimulée par la communication visuelle associative.
La distorsion entre ces données est telle qu’elle implique nécessairement un choix éditorial au moment de la sélection des photographies et des témoignages. Un arbitrage, conscient ou non, ayant reposé non seulement sur leur caractère spectaculaire ou dramatiquevi, mais également sur les caractéristiques ethno-raciales des migrants représentés.
Le président de SOS Méditerranée Francis Vallat écrivait, dans l’éditorial de son rapport de 2018 : « le fait que pour nous démolir il faille travestir la vérité est un hommage à notre rigueur – jamais nous ne serons pris en défaut en matière de respect du droit et de l’éthique ». La réalité est plus nuancée et la communication de SOS Méditerranée nous plonge au cœur des ambiguïtés de l’humanitaire.
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iOngenaert, David & Joye, Stijn & Ihlen, Øyvind. (2023). Manufacturing Humanitarian Imagery: Explaining Norwegian Refugee Council’s Public Communication Strategies Toward the Syrian and Central African Crises. International Journal of Communication. 17. 3799-3821.
iiihttps://frontex.europa.eu/what-we-do/monitoring-and-risk-analysis/migratory-map/
ivDjéné Diané. Les tendances néo-colonialistes dans la communication des ONGI. Sciences de l’information et de la communication. 2021. dumas-03684439
vDeiana, Claudio & Maheshri, Vikram & Mastrobuoni, Giovanni. (2022). Migrants at Sea: Unintended Consequences of Search and Rescue Operations. SSRN Electronic Journal. 10.2139/ssrn.4283858.
viCottle, Simon & Nolan, David. (2007). ‘Global Humanitarianism and the Changing Aid-Media Field: Everyone Was Dying for Footage’. Journalism Studies. 8. 862-878. 10.1080/14616700701556104.