Le Malentendu de Bellagio (I)

LA THÈSE DE L’ERREUR – Jusqu’aux années 1970, le droit d’asile consacré par la Convention de Genève, signée en 1951, ne s’adressait qu’aux populations ayant fui les événements survenus en Europe avant cette même année, en vertu d’une clause prévue à son article premier.

Sous l’impulsion du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies, un colloque est donc organisé au mois d’avril 1965 à la villa Serbelloni de Bellagio, en Italie, pour répondre aux problèmes contemporains des réfugiés. Celui-ci aboutit à la rédaction d’un protocole supprimant ces réserves géographiques et temporelles. Ce projet est communiqué à l’Assemblée générale des Nations Unies qui enjoint les États membres à y adhérer.

Ce texte a eu un impact majeur sur l’ensemble des politiques liées aux frontières ou à l’immigration puisqu’il permet aujourd’hui aux demandeurs d’asile de bénéficier d’un droit au séjour, et de conditions minimales d’accueil, durant la période d’examen de leurs demandes. A l’arrivée à la frontière extérieure de l’Europe aussi, une personne dépourvue des titres requis par le code des frontières Schengen (art. 6) peut faire état de craintes de persécution afin d’être admise sur le territoire. Depuis l’entrée vigueur de cet avenant, plus de 2 millions de personnes ont déposé une demande d’asile en France, plus de 500 000 ont obtenu une protection.

Malgré cette importance du droit d’asile, acquise ensuite, dans la politique intérieure des Etats participant, les conditions de leur adhésion au protocole de New York, dit « de Bellagio », demeurent aujourd’hui peu étudiées. En ce qui concerne la France, lorsque la loi d’adhésion au protocole est présentée à l’Assemblée nationale le 14 octobre 1970, aucun député ne demande la parole. Au Sénat également, le projet est adopté à l’unanimité.

Il est vrai qu’au cours des années 1960, les demandes d’asile s’étaient progressivement réduites, le réservoir du public éligible à la protection s’étant tari avec l’éloignement de la partition de l’Europe. Mais dès 1976, soit trois ans après l’entrée en vigueur du texte en France, le nombre de demandes d’asile déposées est multiplié par plus de dix par rapport à la période antérieure. Elles ne descendront plus jamais en deçà de 15 000. Pour la seule année 2022, ce sont plus de 100 000 demandes d’asile qui ont été introduites en France.

Dans quelle mesure ces données étaient-elles anticipées et prévues par les autorités ayant participé au processus d’adhésion de la France ? Autrement formulé, les acteurs ont-ils commis une erreur de prévision sur l’impact réel du texte et la dynamique des mouvements de populations à venir (thèse de l’erreur) ? Ou bien leur choix résulte-t-il d’une décision informée et de perceptions réalistes des conséquences futures du document (thèse du choix) ?


Si une étude comparative internationale des conditions dans lesquelles le protocole de Bellagio s’est imposé manque encore, des documents issus du fond d’archives de la Direction de la réglementation du ministère de l’Intérieur (aujourd’hui DLPAJ) permettent de rendre compte de façon assez claire de la nature de débats ayant, en France, opposé au cours de l’année 1967 les différentes administrations concernées par le texte. A la lecture des conclusions de plusieurs réunions interministérielles (RIM), ensuite transmises aux ministres concernés, et des analyses répétées dans les rapports des commissions parlementaires, la thèse de l’erreur de diagnostic s’impose de façon manifeste.

Il apparaît en effet à la lecture des archives que d’après les prévisions, l’adhésion au protocole ne devait entraîner aucune modification substantielle des flux migratoires et des règles de séjour ou de franchissement des frontières. Ainsi, d’après les conclusions des réunions interministérielles, le droit d’asile aurait dû « écarter les simples opposants à un gouvernement étranger« , le protocole ne « comporterait aucune obligation d’autoriser le séjour d’un réfugié« . Par ailleurs, il s’avérerait que « les événements qui se produisent en Afrique ne puissent avoir que de très faibles répercussions en France puisqu’il s’agit de problèmes de groupes que les pays voisins et le Haut Commissaire s’efforcent de réinstaller, avec des moyens très modestes, à proximité de leur point de départ. Seuls, un nombre limité d’intellectuels peuvent éventuellement demander asile à la France. » Enfin, il est réaffirmé que « tout Etat reste souverain en matière d’entrée et de séjour des étrangers sur son territoire ».

Ces affirmations ont toutes été démenties par l’évolution à la fois des flux et des procédures juridiques au cours des années suivantes. Dès lors, il paraît peu contestable que l’information produite en réunion interministérielle, et par suite auprès du public, n’a pas permis à ce dernier et aux parlementaires de se prononcer en faveur des mutations qui ont suivi l’adhésion au protocole. Ce « malentendu de Bellagio » jette une lumière nouvelle sur l’origine du droit d’asile contemporain, souvent perçu de nos jours comme unanime, consensuel et évident.


Ces archives sont aujourd’hui librement communicables, mais n’ont pas fait à ce jour l’objet d’une publication. En voici une reproduction réalisée par mes soins.

Toutefois, ces documents ne suffisent pas à rendre compte de la complexité des échanges qui se sont tenus en amont de la discussion interministérielle. Pour aller plus loin, la problématique évidente qui se pose est celle du caractère spontané ou fortuit de l’erreur de diagnostic que nous avons relevée. Le fait que le protocole de Bellagio se soit imposé sans peine et concomitamment dans toutes les démocraties occidentales – où ces conventions juridiques déploient aujourd’hui tous leurs effets – suggère une hypothèse, celle de l’asymétrie d’information provoquée par l’organe rédacteur à l’origine du texte, le Haut commissariat aux réfugiés. Mais il est possible également que des provisions claires aient été délivrées aux administrations en charge des affaires étrangères, qui les auraient à leur tour reformulées à leur avantage dans le cadre du débat national. Enfin, il est aussi envisageable que personne n’ait perçu en 1967 les évolutions à venir du droit de l’asile et des mouvements migratoires.

Pour répondre à cette question, un travail approfondi dans le fond de La Courneuve du ministère des affaires étrangères devrait encore être réalisé. Une approche comparative des interactions entre chancelleries et l’institution du Haut-Commissariat aux réfugiés, sise à Genève, apporterait également des éléments de réponse sur l’hypothèse d’une erreur provoquée.

Le concours d’historiens à l’étude de ce débat politiquement stratégique paraît donc déterminant.

[à suivre…]